Plusieurs hommes et femmes d'affaires qui font un puzzle colorés.
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Après s’être battus pour trouver des solutions de rechange à l’abolition des frais d’acquisition reportés (FAR) pour les fonds communs, les conseillers et les courtiers qui ont perdu cette bataille se préparent à se priver de cette option d’ici juin 2022.

«C’est une décision surprenante de la part des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM), car elles semblaient être à la recherche de solutions de remplacement», commente François Bruneau, vice-président administration au Groupe Cloutier. Il estime cette décision mal avisée, d’autant plus que les FAR sont abolis partout au Canada, sauf en Ontario.

«Les entreprises ontariennes vont être en bonne position pour acheter leurs concurrentes québécoises. Elles vont disposer de plus de liquidités. La compétitivité ne sera plus égale entre le Québec et l’Ontario», déplore-t-il.

L’abandon des FAR risque aussi de nuire aux activités des courtiers, montre le Pointage des régulateurs 2020. À cette occasion, Finance et Investissement a demandé aux responsables de la conformité de désigner, parmi une liste d’énoncés prédéterminés, l’ensemble des effets les plus susceptibles de se produire dans leur firme de courtage.

À l’aube d’une grande segmentation

Une majorité (51 %) de personnes interrogées envisagent de mettre en place davantage de mesures de segmentation de clientèle, comme se départir de clients moins rentables ou réduire le nombre de clients en réponse à l’abolition des FAR. Ce n’est pas étonnant, considérant que 58 % des répondants jugent probable une diminution du chiffre d’affaires de leur firme ou aucun changement.

«On s’attend à une diminution du chiffre d’affaires puisqu’on va laisser tomber un segment de la population : les petits épargnants», résume un répondant.

«Ça va entraîner une baisse de revenus, donc on va vouloir servir des clients qui ont des actifs plus élevés pour compenser les pertes», déclare un deuxième.

Selon un sondé, la diminution des revenus et l’ajout de mesures de segmentation toucheront le secteur de l’épargne collective, mais pas les courtiers de plein exercice. En effet, ces derniers s’orientent déjà depuis des années vers les clients fortunés, notamment en cessant de rémunérer les conseillers pour les ménages ayant moins de 100 000 $ à investir. Pour certains, ce seuil est de 250 000 $ à investir.

«La strate de clientèle qui a moins d’actif à gérer va disparaître en grande partie», souligne ainsi un des répondants. «On va délaisser les clients moins rentables», confirme un autre.

C’était justement l’une des craintes de Gino-Sébastian Savard, président de MICA Cabinets de services financiers. «Pour servir les clients avec des comptes en bas de 50 000 $, un représentant va devoir payer. Ça n’a pas de sens pour un entrepreneur, déplore-t-il. Avant, les conseillers ne se posaient pas de questions, ils servaient tout le monde et étaient payés convenablement à la fin de l’année. Maintenant, ils pensent à la pièce, ce que je n’avais jamais vu en 28 ans de carrière.»

François Bruneau s’attendait à un tel résultat. Le Groupe Cloutier avait ainsi fait un sondage auprès de ses conseillers pour savoir ce qu’ils feraient dans l’éventualité de l’abolition des FAR : nombre d’entre eux envisageaient de mettre un seuil d’actifs sous administration minimal afin d’accepter de conserver ou de servir un client, par exemple 50 000 $ ou 100 000 $.

«Cela veut dire que beaucoup de familles ne seront plus conseillées par un conseiller et devront se tourner vers les banques ou les robots-conseillers. Et même si les banques offrent un bon service, elles n’ont pas la prétention d’offrir le même niveau de service personnalisé pour des clients plus modestes. Je ne pense pas que le conseiller de la banque va se déplacer pour rencontrer le client chez lui», commente François Bruneau.

Certains sondés soulignent un paradoxe entre cette décision des ACVM et les dernières réformes qui ont touché le domaine, notamment les réformes axées sur le client. Celles-ci requerront que le conseiller passe davantage de temps avec ses clients, ce qui sera encore moins rentable pour lui.

«On devra réduire nos dépenses et en demander plus à nos clients, parce que les frais continuent à augmenter, mais pas nos revenus», dit un répondant.

«Pour un investissement de 5 000 $, par exemple, le représentant recevra environ 15 $ par année, ce qui est bien peu. Le représentant doit faire deux ou trois rencontres avec le client pour constituer son dossier. Trois déplacements pour 15 $, plus personne n’aura le goût de faire ça», illustre un des sondés.

«On va vers un service qui sera beaucoup plus en surface, alors que ce sont souvent ces gens-là qui ont le plus besoin de conseils et d’accompagnement», ajoute François Bruneau.

Un mur infranchissable pour la relève ?

À part les petits épargnants, les plus touchés par cette réforme seront les jeunes conseillers qui veulent s’établir en carrière.

«Les nouveaux représentants ne feront pas d’argent avant plusieurs années», note ainsi un des sondés. «Ça va être très difficile pour les nouveaux conseillers d’entrer dans le domaine», confirme un autre.

À moins d’imposer une tarification très élevée, les conseillers qui commencent sans aucun actif sous gestion risquent de voir leur rémunération des premières années fondre avec l’abolition des FAR, a calculé François Bruneau.

«Il va falloir être créatif. Ça sera bien plus compliqué d’amener des jeunes dans l’industrie du courtage indépendant, qui est déjà en perte de vitesse par rapport aux banques et aux grands réseaux intégrés», commente-t-il.

Pour Gino-Sébastian Savard, les jeunes conseillers devront faire une évaluation complète des besoins du client et lui offrir à la fois de l’assurance de personnes, des prêts hypothécaires, des certificats de placement garanti, etc., pour aspirer à un niveau de vie convenable après deux ou trois ans. «Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, ça pousse les conseillers à être multidisciplinaires», note-t-il.

Une autre façon pour la relève de se lancer dans le domaine serait de s’associer à un groupe ou à un conseiller expérimenté. Cependant, cette solution n’est pas toujours gagnante, surtout auprès de conseillers indépendants qui ont l’habitude de travailler seuls et ne veulent pas que quelqu’un joue dans leur bloc de clients, note François Bruneau.

Attrait des honoraires

En tout, 42 % des répondants prévoient des changements à la manière de rémunérer les conseillers. Certains s’attendent à une progression des honoraires basés sur une portion de l’actif sous administration.

«L’idéal, c’est sous forme d’honoraires ou de salaire, mais pas de commissions ou de bonus», note ainsi un des sondés.

Pour François Bruneau, le salaire n’est pas une option réaliste. Cela ne serait pas rentable pour le courtier et, selon lui, ne satisferait pas les conseillers.

«Ça n’a jamais été dans notre modèle d’affaires de verser un salaire, parce que nos conseillers ont la fibre entrepreneuriale, et ce n’est donc pas ce qu’ils recherchent. Les institutions sont là pour ce modèle, et on n’aura jamais la prétention de pouvoir offrir les mêmes conditions de travail qu’elles», explique-t-il.

Quant aux honoraires, pour qu’ils soient rentables pour les petits comptes, il faudra certainement facturer de 1,25 % à 1,50 % de l’actif sous administration, pense-t-il.

«Les conseillers vont de plus en plus baser leur rémunération sur les grilles d’honoraires, qui prévoient que plus tu es pauvre, plus tu payes», dit un répondant.

Le courtier pourrait également décider de ne plus rémunérer les conseillers pour les petits comptes, ce qui pourrait amener les conseillers à facturer des frais supplémentaires à leurs clients.

Gino-Sébastian Savard estime également que de nombreux conseillers se tourneront vers les fonds distincts, où les FAR n’ont pas encore été abolis, même si, selon lui, ce n’est qu’une question de temps avant que cela arrive.

«Il va rester les solutions à charge back [rétrofacturation] pour gagner sa vie en servant les petits épargnants, mais il y a un risque», ajoute-t-il.

Ce qui inquiète davantage l’industrie est l’impact à long terme de l’abolition des FAR. La pénurie attendue de relève risque de réduire le bassin d’acheteurs des blocs d’affaires des conseillers prêts pour la retraite.

Les ACVM viennent de réduire la compétitivité des réseaux indépendants.

– François Bruneau

L’abandon des FAR nuirait aux revenus

Parmi les choix suivants, les répondants ont déterminé le ou les effets les plus susceptibles de se produire chez leur courtier en raison de l’abolition des frais d’acquisition reportés (FAR) sur les fonds d’investissement.

Diminution ou aucun changement au chiffre d’affaires 58,3 %

Implantation de davantage de mesures de segmentation de la clientèle 51,4 %

Changement du mode de rémunération des conseillers 41,7 %

Augmentation des frais facturés aux clients ayant le moins d’actif à gérer 29,2 %

Augmentation du chiffre d’affaires 8,3 %

Source : Pointage des régulateurs 2020 Graphique : Finance et Investissement