Plus que l'ombre d'elle-même ?
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Certains craignent une perte de pouvoir des représentants et jugent que le tribunal de remplacement est un simulacre de discipline par les pairs. Selon le PL 141, à compter du moment où prennent fin les mandats des membres du comité de discipline de la CSF, l’AMF procédera à la liquidation de la CSF et de son tribunal disciplinaire. Celui-ci sera remplacé par le Tribunal administratif des marchés financiers (TAMF), qui traitera les nouvelles plaintes et prendra possession des documents du comité de discipline.

Lorsqu’une affaire disciplinaire est instruite par un membre du TAMF, ce membre qui préside l’audience peut «décider seul de toute demande en cours d’instance», d’après le PL 141.

«Le membre qui entend une affaire disciplinaire est assisté de deux assesseurs […] qui le conseillent sur toute question de nature professionnelle», lit-on également dans le PL 141. Ces assesseurs doivent être des représentants appartenant à l’une des catégories liées aux activités exercées par le défendeur à l’occasion desquelles les contraventions qui lui sont reprochées auraient été commises.

Actuellement, le comité de discipline de la CSF est composé d’un avocat qui préside les auditions et de deux professionnels membres de la CSF issus du même champ de pratique et du même secteur de commercialisation que le représentant visé par la plainte, explique Julie Chevrette, directrice des communications de la CSF, dans un courriel.

Ainsi, ces trois personnes entendent les plaintes disciplinaires, sont les décideurs et sont signataires des décisions. Ce modèle transparent est appuyé par une jurisprudence développée, poursuit-elle.

Changements majeurs

«Le concept de discipline par les pairs demeure, mais sous une forme différente», dit l’avocat Philippe Frère, associé au cabinet Lavery.

On passe d’un concept de comité de discipline, un organe décisionnel à trois personnes, à un concept différent où la décision sera prise par un membre du tribunal, mais appuyé par deux assesseurs, dont le rôle est de le conseiller sur les questions de nature professionnelle, explique-t-il.

«On va passer à un système à un seul décideur, une personne responsable de la décision de A à Z, y compris sa rédaction ; le rôle des pairs sera simplement de le conseiller. Il y a une certaine érosion du rôle des pairs, qui anciennement participaient à la décision. À la limite, s’il le veut, le décideur peut ne pas suivre les conseils, alors qu’antérieurement les membres étaient parties prenantes à la décision.»

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Les assesseurs, nommés par le président du TAMF, ne seront pas membres de ce dernier tribunal, ce qui limite leur rôle à la bonne expédition des affaires disciplinaires, souligne Julie Chevrette.

«Il est inquiétant de constater que non seulement les assesseurs ne seraient pas parties ou signataires de la décision, mais leur opinion pourrait techniquement être complètement ignorée. Le droit disciplinaire, donc la discipline par les pairs, est un atout majeur pour la protection du public et la profession puisqu’il fait en sorte que les personnes ayant une connaissance poussée ne sont pas des figurants dans la décision», soutient-elle.

«Ce n’est pas de la discipline par les pairs, c’est un fake de discipline par les pairs», estime l’avocat Maxime Gauthier, chef de la conformité chez Mérici Services Financiers.

Alors qu’actuellement les deux pairs peuvent poser des questions aux témoins et aux procureurs et influencer la décision disciplinaire, explique Maxime Gauthier, avec le TAMF, «ce seront deux plantes vertes, sans voix au chapitre, de qui on espère que le président du tribunal va aller chercher le maximum».

«Le ministre vient dire aux professionnels : « Vous n’avez pas les compétences pour vous réguler vous-mêmes. Il faut la supervision de l’État », illustre Maxime Gauthier. Pourquoi ce raisonnement n’est-il pas vrai pour l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM) ni pour les ordres professionnels, même si ce n’est pas ce que je souhaite. Le gouvernement envoie un message dangereux.»

Il souligne que les pairs sont beaucoup plus à même de juger des faits, de la réalité et de la raisonnabilité de certains gestes accomplis par un professionnel, contrairement à un tribunal qui ne maîtrise pas nécessairement toutes les subtilités de la profession et juge en fonction de la preuve qui lui est présentée.

Maxime Gauthier ajoute que les pairs ont intérêt à ce que la justice disciplinaire soit administrée de manière efficace. «Je veux qu’on neutralise les dangers publics. Je n’aurai pas avantage à être complaisant avec un représentant fautif. Au contraire, je vais vouloir que le message soit le plus clair possible», souligne-t-il. Pour un tribunal, l’absence de connaissances de la pratique le limite dans son jugement des faits, surtout si on lui présente une bonne preuve en défense, une bonne plaidoirie.

«La décision pourrait être erronée et disproportionnée pour une raison quelconque. Je ne comprends pas pourquoi on introduit ce risque, alors que le système fonctionne bien», dit-il.

Le modèle proposé par le PL 141 n’est pas un recul, mais plutôt une proposition équilibrée et raisonnable, estime Yvan-Pierre Grimard, directeur, relations gouvernementales, Québec au Mouvement Desjardins : «La discipline par les pairs demeurera, avec les deux assesseurs qui vont assister le président sur comment ça se passe sur le terrain. Il n’y a pas de perte. On reste encore avec un encadrement de type professionnel.»

Même s’il n’est pas impossible que le président du TAMF ignore l’avis des conseillers assesseurs, il serait surprenant qu’il le fasse, ajoute-t-il.

Si ce n’est pas brisé

L’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF) estime que le système de «discipline par les pairs» proposé «reste une page vide» et attend de voir comment les règlements le préciseront. «Le système actuel fonctionne et je ne comprends pas pourquoi on le remplace. On devrait l’améliorer, pas l’éliminer», dit Flavio Vani, président de l’organisme.

Option consommateurs est aussi d’avis que l’actuel régime d’encadrement par la CSF et la Chambre de l’assurance de dommages «est pourtant efficace. Il atteint son objectif de protéger le consommateur.»

«Nous prenons très au sérieux les questions qui ont été soulevées, notamment en ce qui concerne la protection du consommateur, qui demeure l’objectif principal du projet de loi», indique le cabinet du ministre des Finances dans un courriel envoyé par son attachée de presse.

Quoi qu’il en soit, deux questions demeurent à la lecture du projet de loi, d’après Philippe Frère. D’abord, le TAMF sera-t-il capable de prendre en charge le travail supplémentaire qu’entraîneront ses nouvelles responsabilités ? «Le comité de discipline de la CSF a rendu l’an dernier 80 décisions. C’est une décision et demie par semaine. Ce n’est pas un volume négligeable. Est-ce que le TAMF va être capable d’assumer cette charge de travail-là sans conséquence sur les délais ?» demande-t-il.

La seconde inquiétude concerne l’efficacité du futur processus disciplinaire. «Est-ce que l’AMF aura la capacité d’assumer le traitement des demandes d’enquête et la conduite des affaires disciplinaires avec diligence ? Ça reste à voir», note Philippe Frère.