Les courtiers davantage mandataires
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Cela crée des contraintes nouvelles pour les participants du marché et pourrait peut-être accroître l’assèchement de liquidités en période de crise.En général, un courtier agit à titre de contrepartiste dans une transaction : il achète et vend pour son propre compte des titres qu’il tient en inventaire. À titre de mandataire, il n’achète ni ne vend rien, et s’occupe seulement d’apparier acheteurs et vendeurs moyennant une commission.

Selon une récente étude de la Banque du Canada («Do Canadian Broker-Dealers Act as Agents or Principals in Bond Trading ?»), l’activité des grands courtiers à titre de mandataires atteint à peine 8 % du volume de transactions dans les titres provinciaux de l’Ontario et du Québec (80 % du volume total de transactions) et 13 % dans ceux des sociétés de première qualité. Toutefois, dans les titres du gouvernement du Canada et de sociétés à haut rendement, elle s’élève entre 20 % et 25 % des volumes.

La principale raison de ce développement tient aux réformes réglementaires émergeant de Bâle III et des gouvernements, réformes qui ont haussé les coûts des inventaires de titres que détiennent les banques. «Ces réformes, peut-on lire dans l’étude, ont amené les banques à réduire leurs inventaires de titres plus risqués.»

Cela influence la taille des inventaires à la fin de chaque journée, explique Richard Beaulieu, économiste chez Addenda Capital, à Montréal. «Le calcul du capital requis est effectué sur les positions de fin de journée», dit-il. Et l’impératif de tenir ces inventaires au plus bas explique le recours accru aux transactions à titre de mandataires, de façon à «fermer leurs positions au plus bas à la fin de chaque journée», ajoute Richard Beaulieu. C’est un peu comme si les banques pratiquaient le day trading dans le secteur obligataire.

L’étude de la Banque du Canada cite un sondage auprès de participants du marché des titres à revenu fixe, réalisé de juin à août 2016. Celui-ci révèle que 58 % des répondants rapportent une hausse de transactions en mode mandataire dans les titres de sociétés par actions par rapport à ce qu’il en était il y a deux ans. De plus, environ la moitié des répondants se qualifiant du côté des vendeurs ont indiqué que les inventaires d’obligations provinciales et de sociétés ont décliné durant la même période. Ainsi, les inventaires de titres fédéraux ont décru chez 38 % des répondants, les titres provinciaux, chez 55 %, et les titres de sociétés, chez 52 %.

Sous-estimation

Or, l’étude sous-estime la réalité de l’activité à titre de mandataire, jugent la plupart des intervenants à qui Finance et Investissement a parlé. Tout d’abord, elle a été faite durant une période calme des marchés, dans le troisième trimestre de 2016, indique Chad Toews, vice-président senior et directeur des transactions chez Greystone Managed Investments, à Régina. «Eût-elle été faite à une période plus agitée, on aurait vu beaucoup plus d’activité en mandat», dit-il.

Cependant, la carence majeure de l’étude tient à l’activité qu’elle ne mesure pas, un aspect que souligne également avec force Sri Tella, gestionnaire de portefeuille chez Fidelity Investments, à Toronto. «L’étude saisit les transactions qui ont lieu, mais le plus intéressant, c’est la part où il n’y a pas de transaction, quand on veut vendre ou acheter et que le courtier ne veut pas [négocier]. C’est là qu’est le plus gros impact.»

En effet, l’étude analyse les transactions en mode mandataire qui se concluent dans des fenêtres d’une minute et d’une heure, mais nombre de transactions s’étalent sur des jours. Et souvent, elles ne se finalisent tout simplement pas.

Selon Chad Toews, cette inactivité n’a pas cours dans les titres à faible risque, mais elle gagne vite en importance dans les titres à plus haut risque. Par exemple, avec les obligations du gouvernement du Canada, appelées les «Canada», toutes les transactions aboutissent, juge Chad Toews ; par contre, pour les titres de certaines provinces, environ 50 % des transactions échouent ; et les échecs atteignent jusqu’à 75 % dans les obligations à haut rendement.

Contraintes de prix et de gestion

Ces développements entraînent quelques impacts importants, le premier touchant les prix. Pour les titres les plus liquides, notamment les «Canada», il n’y a pas d’impact, reconnaît Richard Beaulieu. Toutefois, plus la qualité des titres s’amenuise, plus les écarts de prix s’accroissent. Ainsi, dans les titres de sociétés à haut rendement, «alors que les écarts entre le cours acheteur et le cours vendeur étaient d’environ un dollar avant la crise, note-t-il, ils peuvent maintenant être de 1,50 $». Cela représente une hausse de coût de 50 points de base.

Un autre impact majeur tient à la façon de «penser» les portefeuilles, fait ressortir Sri Tella. Dans la nouvelle donne où l’offre et la demande sont plus incertaines et mobiles, les anticipations de résolution changent. «Si nous voulons effectuer une transaction de 25 M$ et que nous prévoyons que les courtiers ne l’achèteront pas en tant que contrepartistes, nous n’irons probablement pas de l’avant. Ça transforme les positions dans nos portefeuilles. Par exemple, nous n’allons pas faire des achats dans des titres moins liquides, à moins d’être bien compensés pour ce risque.»

Selon un grand courtier qui exige l’anonymat, cette «incertitude» des transactions a eu un effet positif : une plus grande transparence de dialogue entre courtiers et gestionnaires de portefeuille. «Les gestionnaires de portefeuille sont plus ouverts à avoir un échange sur les conditions de transaction, dit-il. Auparavant, c’était plus inflexible. On faisait la transaction sur le coup, ou alors on l’oubliait. Maintenant, les partenaires vont engager une négociation qui peut s’étaler sur des heures.»

Sans doute ce dialogue accru est-il salutaire, mais peut-on en dire autant de «l’incertitude» qui le sous-tend ? Car, selon Richard Beaulieu, il reste que les banques sont moins susceptibles de détenir des inventaires de titres à revenu fixe. Dans un marché perturbé, cette incertitude est appelée à s’accentuer, de telle sorte que «la liquidité est resserrée et les prix baissent, dit-il. Et du fait que les banques sont moins motivées de détenir des inventaires, il y a moins d’acteurs pour fournir de la liquidité».