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Les autorités de réglementation canadiennes et québécoises ne prévoient pas prendre de mesures à moyen terme pour encadrer la détention commune d’actions (common ownership), dont les possibles effets anticoncurrentiels ne font pas consensus parmi les spécialistes.

Cette pratique, qui consiste à détenir des titres d’entreprises exerçant dans le même secteur d’activité, n’est pas un phénomène nouveau en investissement. Par exemple, elle est fréquente du côté des fonds sectoriels et des fonds spécialisés dans un marché géographique. De plus, certains conseillers recommandent à leurs clients de diversifier autant que possible la partie actions de leur portefeuille, ce qui rend inévitable la détention commune, aussi faible soit-elle.

La détention commune d’actions pourrait toutefois amener les grands actionnaires – notamment les firmes d’investissement et les investisseurs institutionnels – à adopter des comportements qui restreignent la libre concurrence, particulièrement dans le secteur du transport aérien. C’est du moins ce que démontrent des études récentes, dont celle intitulée «Anticompetitive Effects of Common Ownership», qui a été publiée en août 2018 dans le réputé Journal of Finance. Cependant, d’autres chercheurs contestent ces conclusions.

Pas à l’étude

À l’Autorité des marchés financiers (AMF), la détention commune d’actions n’a pas encore fait l’objet d’une réflexion. «Non, cette question n’est pas dans les dossiers sur lesquels l’Autorité se penche en ce moment ou entend se pencher», affirme Sylvain Théberge, porte-parole de l’AMF.

La réponse du Bureau de la concurrence du Canada (BCC) laisse pour sa part entendre que l’organisme suit la situation de près, mais qu’elle n’entend pas apporter de changements dans l’immédiat.

«Les intérêts minoritaires entre concurrents sont pertinents dans l’examen des fusions. Nous continuerons de recueillir l’information nécessaire pour mener une évaluation des intérêts minoritaires», explique Jean-Philippe Lepage, conseiller en communications au BCC.

Il précise que le Bureau est en communication avec les parties prenantes pour voir s’il est possible d’améliorer la cohérence dans son processus de collecte de l’information nécessaire pour mener à bien l’analyse des intérêts minoritaires.

Très improbable

Richard Guay, professeur de finance à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM), s’étonne de voir cette question rebondir dans l’actualité. «Ça ne date pas d’hier que les investisseurs cherchent à diversifier leur portefeuille afin de diminuer leur exposition au risque», lance-t-il d’emblée.

Il ne croit pas que la détention commune d’actions puisse favoriser la collusion. «Le cas récent de Letko Brosseau, détenteur d’actions d’Air Canada et de Transat, qui militait pour qu’Air Canada augmente le prix de son offre d’achat [sur Transat], est un bel exemple où la détention commune de la firme n’a pas favorisé de collusion entre Air Canada et Transat», souligne Richard Guay.

Dans le même ordre d’idées, il est impensable qu’un grand investisseur institutionnel, comme l’Ontario Teachers’ Pension Plan, la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ)ou Investissements PSP, puisse s’ingérer dans le processus décisionnel d’une entreprise dont il est actionnaire pour en favoriser une autre, soutient Richard Guay. «Ce serait non seulement de l’ingérence, mais de la très mauvaise gouvernance aux conséquences énormes», dit cet ancien dirigeant de la CDPQ.

Richard Guay juge par ailleurs très improbable l’instauration de règles ou de restrictions visant la détention commune d’actions. «Je crois que ce n’est pas envisageable. Je ne vois pas la logique économique qui nous amènerait à légiférer sur ce point. Cela équivaudrait à perdre les bénéfices d’être diversifié – de pouvoir investir dans plusieurs entreprises du même secteur -, sans pour autant régler le problème de la collusion, dont je doute que la détention commune d’actions soit la cause.»

Le professeur de l’ESG UQAM croit plutôt que s’il y a eu des problèmes de collusion dans le passé, ils venaient davantage des dirigeants que d’une quelconque pression de la part des actionnaires.

Varier le choix des firmes

Dans une étude intitulée «Who is afraid of BlackRock ?», David Schumacher, professeur adjoint de finance à l’Université McGill, s’est penché sur la question de la détention commune d’actions sous l’angle de la stabilité des marchés financiers. Il a analysé l’impact que peuvent avoir, par exemple, de grandes firmes de gestion de fonds négociés en Bourse (en l’occurrence BlackRock) sur la volatilité boursière et, ultimement, sur les investisseurs.

Il juge qu’avant d’apporter de quelconques changements à la réglementation, d’autres recherches devront être menées afin de démontrer les possibles effets anticoncurrentiels de la détention commune d’actions. «Des études arrivent à des conclusions différentes. Je crois que le sujet doit être étudié davantage et que des preuves additionnelles doivent être apportées avant de poser quelque geste que ce soit», dit-il.

En attendant que toute la lumière soit faite, David Schumacher recommande aux conseillers de prôner une saine diversification non seulement dans l’actif de leurs clients, mais aussi dans le choix des manufacturiers de leurs produits d’investissement. «Être bien diversifié, c’est aussi varier le choix des firmes d’investissement chez qui nous détenons des fonds.»

Une question de temps

Pour sa part, Sergey Gelman, professeur adjoint de finance à l’Université Concordia, souligne que la conception classique de la construction d’un portefeuille de placement équilibré comprend cet aspect de diversification dans plusieurs titres d’un même secteur. Il remarque toutefois que les temps ont changé et qu’il y a aujourd’hui de plus en plus de preuves que la détention commune d’actions puisse entraver la concurrence.

«Des études ont démontré, par exemple, qu’il y a eu hausse des coûts des billets d’actions et des pratiques similaires dans le secteur financier, même si d’aucuns ont contesté ces résultats sur la base de l’approche et des mesures utilisées», relate-t-il.

Pour des raisons d’ordre politique, il ne croit pas que des changements puissent être apportés à court et moyen termes, mais que cela pourrait se produire à plus long terme.

«La question se pose ailleurs dans le monde, pas seulement ici ou aux États-Unis. Plusieurs organismes de réglementation se penchent sur cet enjeu. Tôt ou tard, pour préserver la concurrence et favoriser le développement économique, nous allons devoir réglementer», soutient Sergey Gelman.

«Et cela pourrait signifier, notamment, des pertes d’argent pour les investisseurs institutionnels et les fonds d’investissement», ajoute-t-il.

Sergey Gelman reconnaît que l’instauration de mesures réglementaires venant limiter l’offre d’investissement et le potentiel de diversification pourrait être mal reçue par l’industrie financière.

Selon lui, l’investisseur qui craint d’éventuels changements à la réglementation pourrait éviter des secteurs qui sont historiquement plus touchés par le phénomène de la détention commune d’actions. «Je pense, par exemple, à un secteur comme celui de l’aviation aux États-Unis, où les quatre plus grosses entreprises sont détenues en partie par Warren Buffett», dit-il.