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L’abandon des commissions intégrées pourrait sonner le glas de la relève dans le réseau des cabinets financiers indépendants.

Advenant la fin de ce mode de rémunération, les jeunes conseillers qui souhaitent travailler en dehors des grandes institutions financières auraient énormément de difficulté à générer suffisamment de revenus pour subvenir à leurs besoins. Du coup, ils seront donc beaucoup moins désireux de travailler au sein des plus petites firmes indépendantes, estime le Groupe Cloutier, un cabinet de courtage en services financiers de Trois-Rivières doté d’un réseau de quelque 1 000 conseillers, dont 260 représentants en épargne collective.

«C’est déjà difficile d’attirer des jeunes dans les cabinets indépendants ; la situation serait encore plus problématique. Si les commissions intégrées sont abolies, ça va devenir pratiquement impossible pour un jeune conseiller de monter sa propre clientèle», précise François Bruneau, vice-président administration pour les investissements du Groupe Cloutier.

Il n’est pas le seul à s’inquiéter de l’impact potentiel de l’abandon des commissions intégrées sur la relève. «La situation serait très difficile. Ce serait un énorme défi pour un jeune qui commence», fait valoir Philippe Ventura, associé depuis 2010 au cabinet de services financiers Chevalier Meunier.

Patrick Ducharme a commencé sa carrière comme conseiller en services financiers en 1998 et était alors rémunéré exclusivement à la commission. Or, «si je n’avais pas pu compter sur ma conjointe, qui avait un travail permanent à salaire fixe, je n’y serais pas arrivé. J’ai dû attendre deux ou trois ans avant d’avoir une paye décente. J’ose à peine imaginer quelle serait la situation pour un jeune qui veut se monter une clientèle si les commissions étaient abolies. Ce serait un énorme défi», souligne le conseiller en sécurité financière et représentant en épargne collective qui est aujourd’hui vice-président du cabinet De Champlain Groupe financier.

Revenu annuel de 10 000 $

À titre d’exemple, supposons qu’un conseiller en début de carrière réussit à décrocher des actifs sous gestion totalisant 1 M$ à sa première année. Des honoraires de 1 % lui permettraient donc d’encaisser une paye mensuelle de 833,33 $ ! Or, aujourd’hui, «avec quelques comptes de 100 000 $ et des frais de sortie de 5 %, un conseiller en services financiers peut quand même obtenir des revenus de 40 000 $ ou 50 000 $, ou même plus», indique Philippe Ventura.

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«Pour un jeune conseiller qui commence sa carrière, les clients ont souvent le même âge que lui et ils n’ont pas les mêmes besoins ni les mêmes ressources financières que les gens plus âgés. Ils veulent d’abord fonder une famille, s’acheter une maison, et ils investissent au compte-goutte. S’il n’y a plus de commissions intégrées, les honoraires ne suffiront pas», estime Patrick Ducharme.

Selon une étude réalisée en 2016 par le Conseil des fonds d’investissement du Québec (CFIQ) auprès des courtiers en épargne collective, près des trois quarts (71 %) des conseillers génèrent un revenu annuel brut lié à leurs activités en épargne collective inférieur à 42 000 $.

Ce sondage a aussi permis de constater que les conseillers de moins de 40 ans constituent 29 % de la force de vente, mais génèrent seulement 14 % des revenus totaux. Plus précisément, les conseillers de 30 à 39 ans constituent 18 % des représentants inscrits au Québec, mais ils ne rapportent que 12 % des revenus totaux des courtiers, tandis que ceux de 18 à 29 ans représentent 11 % des inscrits, mais ne produisent que 2 % des revenus totaux des courtiers.

«Cette statistique illustre à elle seule la difficulté pour un jeune conseiller de faire sa place au sein d’un réseau indépendant, même dans un contexte où de multiples structures de rémunération existent. Il serait étonnant que les conseillers qui choisiront de rester actifs dans le domaine de l’épargne collective acceptent de diminuer encore davantage les revenus qu’ils tirent de cette activité», indique François Bruneau.

D’autant, ajoute-t-il, que les conseillers de courtiers indépendants doivent généralement assumer des charges et des risques importants pour se lancer en affaires. Ils doivent, par exemple, payer la plupart du temps des frais de location de bureau, de fonctionnement ou de déplacement, de même que des coûts liés au marketing et à la publicité, dépenses généralement prises en charge par les grandes institutions financières dans les réseaux intégrés.

Nouveau modèle d’affaires

«La plupart de nos conseillers ont un double permis et vendent aussi de l’assurance. S’il n’y a plus de commissions, ils ne perdront pas de temps à développer une clientèle d’investisseurs et vont se consacrer à vendre des assurances individuelles ou collectives. Ou ils iront travailler dans de grandes institutions financières», souligne François Bruneau.

Philippe Ventura fait écho à ces propos. «Les jeunes pourraient vendre de l’assurance, qui est une business très payante, et graduellement bâtir en parallèle une clientèle en placement», souligne-t-il.

La proposition des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) d’abolir les commissions intégrées risque donc d’entraîner la disparition du modèle d’affaires de nombreux courtiers indépendants, qui devront complètement changer leur approche pour attirer les jeunes dans leur réseau, estime le Groupe Cloutier.

«On pourrait envisager de créer des équipes de conseillers plus âgés qui engageraient des jeunes à salaire. Cependant, on attire souvent des gens qui sont des entrepreneurs et qui vont donc vouloir avoir leur propre business au bout de deux ou trois ans. Ça sera impossible pour eux de monter un bloc d’affaires qui en vaille la peine en si peu de temps», estime François Bruneau.

Autre solution : un jeune conseiller pourrait envisager l’achat d’un bloc d’affaires. «Les cabinets indépendants ne veulent surtout pas que les actifs de leurs plus vieux conseillers, qui prennent leur retraite, s’en aillent dans les grandes banques. Ils vont plutôt essayer de trouver des conseillers à l’interne pour prendre la relève, et ça pourrait être une bonne occasion pour des plus jeunes», souligne Philippe Ventura.

François Bruneau estime aussi qu’il s’agit d’une option intéressante. Toutefois, «il faut beaucoup de capital pour acheter une clientèle. De plus, les clients voudront-ils verser les mêmes honoraires à un conseiller qui a moins d’expérience ?» s’interroge-t-il, tout en reconnaissant qu’un bloc d’affaires risque de valoir moins cher s’il n’y a plus de commissions de suivi.

Enfin, dans tous les cas, force est d’admettre que les courtiers indépendants n’ont pas les mêmes ressources financières que les grandes institutions afin d’attirer les meilleurs talents.

«Les plus petits acteurs n’arriveront probablement pas à survivre et seront vraisemblablement avalés par de plus gros courtiers ou par des réseaux intégrés, ce qui accentuera davantage la vague de consolidation que connaît notre industrie depuis plusieurs années», déplore François Bruneau.