Une photo du bâtiment de la Banque du Canada.
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La Banque du Canada se prépare à créer sa propre monnaie numérique dans l’éventualité où l’argent comptant deviendrait peu ou plus du tout utilisé, ou que les cryptomonnaies privées feraient une percée importante.

Dans l’immédiat, la Banque du Canada ne compte pas émettre de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), car elle juge qu’il n’y a pas « d’arguments convaincants » en ce sens, a précisé Timothy Lane, sous-gouverneur de la Banque, dans un discours prononcé lors du RDV Fintech 2020, à la fin de février, à Montréal.

Selon la Banque du Canada, l’écosystème des paiements sert bien les Canadiens actuellement, « à condition qu’il soit modernisé et demeure adapté ».

Toutefois, la Banque veut dès maintenant commencer à se doter des moyens nécessaires pour pouvoir émettre une MNBC à usage général, semblable à de l’argent comptant, si le besoin s’en faisait sentir. « Comme cela demandera plusieurs années, elle [la Banque] ne peut pas attendre que le besoin soit manifeste avant de commencer », explique la Banque dans un récent document qui présente sa stratégie de prévoyance pour une MNBC.

« Bien qu’on ne sache pas ce que l’avenir nous réserve, nous devons aller de l’avant et déterminer quelle forme pourrait prendre une éventuelle MNBC et comment la gérer, si jamais la décision d’en émettre une était prise », a dit Timothy Lane.

« Il y a beaucoup d’aspects à prendre en compte dans ces plans de prévoyance, a-t-il expliqué. Comment une MNBC pourrait-elle être intégrée aux autres modes de paiement tout en étant résiliente, de façon à continuer de fonctionner pendant une panne de courant, par exemple ? Quel modèle de gestion conviendrait ? La Banque essaierait-elle de la mettre au point surtout à l’interne, ou serait-il plus judicieux de s’associer avec le secteur privé ? Comment ce type de monnaie serait-il utilisé dans les transactions transfrontalières ? »

La Banque du Canada entend consulter les gouvernements, les principales parties intéressées ainsi que les citoyens sur ces différents sujets.

« Nous allons notamment discuter de la façon de concilier les considérations liées à la vie privée et la nécessité d’avoir des mesures de protection adéquates pour prévenir un usage illicite », a ajouté Timothy Lane. Avant d’introduire une MNBC, il faudra donc établir une régulation rigoureuse pour contrer toute utilisation illicite comme le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et l’évasion fiscale.

Souveraineté monétaire

Timothy Lane a insisté sur l’importance de préserver la souveraineté monétaire du pays, un facteur capital qui pourrait justifier la création d’une MNBC.

« Il pourrait y avoir une monnaie numérique dominante lancée par une grande entreprise technologique : ce monopole porterait atteinte à la concurrence et à la vie privée, et présenterait une menace inacceptable pour la souveraineté monétaire du Canada », a-t-il affirmé.

« On pourrait aussi imaginer l’émergence de plusieurs monnaies numériques privées. Les consommateurs et les commerçants devraient alors composer avec toute une série de modes de paiement différents », a souligné Timothy Lane.

En préparant une possible MNBC, la Banque du Canada réagit notamment à la montée d’une « innovation susceptible de changer la donne » : les cryptomonnaies stables, comme la Libra, sur laquelle travaille Facebook. Celles-ci sont conçues de façon à conserver une valeur stable par rapport à une monnaie ou à une matière première, contrairement au Bitcoin.

« Comparées aux premières formes de cryptomonnaie [dont le Bitcoin], les cryptomonnaies stables ont de meilleures chances d’être largement adoptées », juge le sous-gouverneur.

« La Libra serait utilisée sur une plateforme de messagerie déjà très connue, a-t-il dit. Elle pourrait ainsi atteindre des milliards de personnes, y compris beaucoup de gens qui ont peu ou pas accès à une banque ou à des services financiers. C’est un bon exemple de technologie transformatrice qui change la façon dont la Banque doit s’adapter à l’évolution future de l’argent. »

Ces propos ont fait réagir un employé de Desjardins, présent lors de la conférence : il a affirmé que la Banque évoluait lentement et qu’il fallait des actions de grandes entreprises pour qu’elle lance des projets d’envergure.

« Lorsqu’il s’agit d’une entreprise de la taille de Facebook, cela attire l’attention des décideurs, a répondu Timothy Lane. Nous travaillons sur les divers sujets de fintech depuis quelque temps, mais je crois qu’il est beaucoup plus facile de convaincre les gens de l’importance d’un sujet quand Facebook est impliquée. »

Déclin de l’argent comptant

Second scénario qui pourrait décider la Banque du Canada à créer sa MNBC : une quasi-disparition de l’argent comptant, c’est-à-dire si « un jour, on ne pouvait plus utiliser d’argent comptant dans une gamme assez large de transactions », a dit Timothy Lane.

Cette éventualité ne se produira peut-être pas demain, mais il n’en demeure pas moins que l’utilisation de l’argent comptant est en fort déclin. La majorité des Canadiens utilisent l’argent comptant pour seulement le tiers de leurs transactions, comparativement à plus de la moitié 10 ans plus tôt, selon une enquête réalisée par la banque centrale en 2017. Moneris prévoit que les achats en argent comptant représenteront seulement 10 % de l’argent dépensé au Canada en 2030.

Néanmoins, Timothy Lane a rappelé que l’argent comptant « a résisté à l’épreuve du temps grâce à plusieurs atouts importants ». C’est un mode de paiement accessible à tous, qui permet donc de servir les personnes n’ayant pas facilement accès à d’autres méthodes de paiement, comme les sans-abris et les habitants des régions éloignées.

« L’argent comptant est résilient, il fonctionne même en cas de panne informatique ou de courant. Il est confidentiel et maintient une certaine concurrence dans le système financier en offrant une solution de rechange peu coûteuse et fiable aux cartes de crédit et de débit », a-t-il dit.

Cela dit, Timothy Lane a souligné que « les monnaies numériques sont conçues de manière à offrir les mêmes avantages que l’argent liquide, c’est-à-dire sûreté, accès universel, résilience, confidentialité et concurrence. Ce serait vraiment l’équivalent de l’argent comptant ».

De plus, le sous-gouverneur reconnaît que l’argent comptant a ses limites, notamment pour les transactions et transferts internationaux.

 « Les Canadiens qui ont de la famille à l’étranger doivent souvent assumer des coûts élevés et composer avec de longs délais pour faire parvenir de l’argent à leurs proches. Les entreprises subissent des désagréments semblables pour payer des biens et services qu’elles achètent à l’extérieur du pays. »

Recherches sur la blockchain

Par ailleurs, la Banque du Canada poursuit ses travaux avec Paiements Canada afin de « moderniser le système de base de paiement de gros du pays », c’est-à-dire les paiements de grande valeur entre institutions financières et entreprises.

« Les paiements de gros sont eux aussi exposés à une concurrence possible des cryptomonnaies privées », lit-on dans son document portant sur sa stratégie de prévoyance.

Depuis 2016, en collaboration avec différents partenaires d’ici et de l’étranger, la banque centrale multiplie également les recherches et les expériences dans le domaine de la technologie du grand livre distribué (blockchain), notamment dans le cadre du projet Jasper, afin « d’explorer les avantages et les risques que recèlent les nouvelles technologies pour les paiements de gros ».

En 2017, le projet Jasper avait permis de conclure que l’intégration d’un système à grand livre distribué dans l’environnement plus large des infrastructures de marchés financiers pourrait accroître l’efficience du système financier.

L’année dernière, la quatrième phase du projet Jasper a aidé la Banque du Canada et ses partenaires « à comprendre comment la technologie du grand livre distribué pourrait, grâce à différentes plateformes, rendre les paiements transfrontaliers multidevises plus sûrs et plus efficaces », lit-on dans le document de présentation du projet.

Soulignons aussi qu’en 2018, la Banque du Canada et ses partenaires sont parvenus à démontrer la faisabilité d’un règlement instantané des actions au moyen de la technologie du grand livre distribué.

C’était la première fois que les liquidités et les actifs de la banque centrale étaient tokenisés (convertis en jetons au moyen de la chaîne de blocs) pour effectuer un règlement instantané des actions de bout en bout avec la technologie du grand livre distribué.