Un homme d'affaire sur une route qui continue vers l'horizon et se termine par un point d'interrogation.
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Certaines mesures incitatives du secteur de l’assurance de personnes, dont l’imposition d’un volume minimal de ventes aux agences par les assureurs, présentent des risques de nuire au traitement équitable des consommateurs (TEC), selon des dirigeants et responsables de la conformité interrogés lors du Pointage des régulateurs 2023.

En tout, 23 d’entre eux, surtout issus du secteur de l’assurance, ont déterminé parmi quatre incitatifs lesquels présentent les plus grands risques de nuire au TEC.

Ces mesures provenaient toutes de la « Directive sur la gestion des incitatifs », mise à jour à la fin de novembre dernier. Publié par le Conseil canadien des responsables de la réglementation d’assurance (CCRRA) et les Organismes canadiens de réglementation en assurance (OCRA), ce document établit une quinzaine d’incitatifs et critères de performance qui, sans gestion ou contrôles adéquats, peuvent accroître les risques de résultats inéquitables.

Résultat : 18 répondants (78 %) au sondage en ligne ont estimé que l’imposition d’un volume minimal de ventes aux agences par les assureurs pouvait nuire aux TEC. Selon la directive, cette mesure peut nuire « à l’indépendance des conseils fournis par les intermédiaires ou les inciter à confier la totalité ou la majorité des nouveaux contrats à un assureur en particulier ».

De plus, 15 répondants (65 %) ont jugé problématiques les écarts élevés entre les commissions pour la vente initiale et celles pour les services continus. Ces écarts injustifiés peuvent « amener les intermédiaires à proposer le remplacement d’un produit afin d’accroître leur rémunération sans qu’il y ait un avantage évident pour le client », selon le CCRRA.

En outre, le même nombre de répondants (65 %) ont ciblé les commissions de renouvellement acquises la vie durant par des intermédiaires, ce qui peut laisser des clients orphelins.

Une moindre proportion de sondés (44 %) ont montré du doigt le mécanisme de rétrofacturation du conseiller à la distribution de contrats. Celui-ci « incite l’intermédiaire à recommander au client de conserver un produit d’assurance inapproprié ou inadéquat, de manière à éviter de restituer la rémunération », selon le document.

En outre, les répondants étaient invités à déterminer, parmi les quatre mesures, laquelle est la plus susceptible d’être encadrée ou interdite dans les prochaines années par les régulateurs. La majorité (63 %) a estimé que ce serait le cas pour les écarts élevés entre les commissions pour la vente initiale et celles pour les services continus. En tout, 31 % ont retenu l’imposition d’un volume minimal aux agences et 6 %, la rétrofacturation.

Les répondants ont été avares de commentaires. Un sondé a pour sa part considéré que le manque de formation posait problème. « Pour l’obtention d’un permis, avoir une exigence de trois mois de stage est trop peu pour être ensuite reconnu comme un professionnel. Deux ans à trois ans d’expérience pourrait être un minimum […] Ceci amènerait une meilleure expérience-client et de meilleures attentes de la part des clients. »

Ce dirigeant croit par ailleurs que, pour éviter d’inciter les conseillers à remplacer les polices des clients, les représentants devraient obligatoirement « acheter le client ». Ceci « démontrerait [son désir] réel de le servir [et engendrerait] moins de frustration du conseiller [ayant vendu la police] d’origine », selon lui.

Encadrer les pratiques de rémunération n’est pas la voie indiquée, jugent Eli Pichelli, consultant du secteur de l’assurance, et Adrien Legault, vice-président et directeur général pour le Québec de IDC Worldsource. « Peu importe le mode de rémunération, il y aura des risques de créer des distorsions quelque part. Il n’y a pas de système parfait », indique ce dernier.

Chacun reconnaît que certaines mesures incitatives peuvent mener à des abus. Par exemple, soumet Adrien Legault, les écarts élevés entre commission de vente initiale et commission de suivi peuvent exercer une pression pour inciter un représentant à remplacer prématurément la police d’un client, mais les assureurs sont déjà avertis de ce mécanisme. « La plupart des assureurs surveillent les taux de persistance des polices » , et sont en mesure de repérer si un représentant pratique trop de barattage (churning).

Dans le cas des commissions à vie, Adrien Legault reconnaît qu’il y a un problème de création d’orphelins. « Le client va appeler l’assureur et celui-ci a l’obligation de lui trouver un représentant, mais l’assureur ne peut pas payer ce nouveau représentant parce qu’il en paye un autre. » Il est réfractaire à toute réglementation : « Ça sera peut-être appelé à changer, mais ça va passer plus par le contractuel des assureurs. »

Pour éviter les clients orphelins, Eli Pichelli dit que la solution se trouve dans la vente de blocs de clients. C’est bon autant pour les clients – qui ne sont plus orphelins grâce à l’arrivée d’un nouveau représentant – que pour les représentants-qui monnayent ainsi mieux leur book-et les assureurs.

Adrien Legault reconnaît qu’il peut y avoir un problème lié à la rétrofacturation, mais seulement si la période de rétrofacturation s’étale sur cinq ans, ce qui est peu fréquent. « Habituellement, dit-il, la période est de deux ans, et un représentant qui travaille bien n’aura pas une situation menant à une rétrofacturation. À deux ans, on est dans une situation équilibrée. »

Quant à l’imposition d’un volume minimal par les assureurs, Eli Pichelli pense « qu’il n’y a pas incompatibilité entre l’impératif de vendre et l’impératif de donner des conseils professionnels basés sur une analyse de la situation du client ». Il y a là un équilibre à trouver, qui se situe au fondement même de toute l’industrie : d’une part, vendre un produit, d’autre part, servir un client. « L’individu qui ne peut pas gérer ces deux aspects n’est pas à sa place », tranche le consultant.

« Un courtier devrait pouvoir offrir tous les assureurs de façon compétitive, sans écarts importants entre les commissions. Ça peut créer des distorsions, mais il n’y a pas de système parfait» , ajoute Adrien Legault. Ken Kivenko, président de Kenmar Associates, société de défense des investisseurs, juge que « les quotas sont de loin le pire des incitatifs. Quiconque travaille sous la pression de quotas ne peut être un professionnel ».

Dans son mémoire en réponse à la directive du CCRRA, il écrivait : « Considérant le blizzard d’incitatifs identifiés susceptibles de mener à de mauvaises ventes, ces incitatifs placent les représentants dans une situation où ils doivent en même temps peser sur le frein et sur l’accélérateur. »

Au CCRRA, Kenmar recommande que les assureurs énumèrent tous les conflits d’intérêt potentiels et documentent leur façon de les éviter. « Si la mitigation d’une mesure incitative est impossible à superviser, elle devrait être mise hors la loi. »

C’est une approche que ne sauraient approuver Adrien Legault et Eli Pichelli. « On a un équilibre en ce moment, affirme le premier. On peut veiller à colmater les failles des modèles, les resserrer, mais pas nécessairement remettre en question les modes de rémunération. »

Eli Pichelli voit une solution unique, inspirée du secteur de l’investissement, susceptible d’éviter la plupart des mauvais traitements de clients : « Que les clients fassent l’objet d’une révision complète périodique pour vérifier la pertinence des produits qu’ils détiennent. »