Une main noire et une main blanche cote à cote levant le poing dans un coeur.
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Si les manifestants dénoncent principalement la brutalité policière, le monde de la finance n’est pas exempt de reproches en ce qui a trait à la discrimination raciale.

Par exemple, les prêteurs aux États-Unis, et dans une moindre mesure au Canada, ont pratiqué le « redlining » au cours du 20e siècle, une pratique qui consiste à refuser des prêts hypothécaires aux personnes vivant dans des quartiers où la plupart des résidents sont des Noirs ou issus de minorités. Le journaliste Bill Dedman s’est vu remettre le prix Pulitzer du reportage d’investigation en 1989 à la suite de la publication d’une série d’articles évoquant cette réalité. Au Canada, David Mansur, un ancien président de ce qui est devenu la Société canadienne d’hypothèques et de logement, témoignait pour sa part lors de la Commission royale d’enquête sur les banques et les finances, tenue en 1962, que des prêteurs institutionnels exerçaient ce type de discrimination. Des recherches récentes, y compris celle menée par la National Community Reinvestment Coalition, de Washington, et rendue publique en 2018, montrent que les effets de cette pratique persistent encore aujourd’hui.

Au cours de la dernière décennie, les banques américaines et leurs filiales de prêt ont dépensé des millions de dollars pour régler des plaintes pour discrimination formulées par des clients noirs et hispaniques. J.P. Morgan Chase & Co. a par exemple accepté de verser 55 M$ au Département de la justice américain à titre de règlement à la suite d’allégations de pratique discriminatoire envers des membres de minorités en 2017.

Au cours des deux derniers mois, un changement semble s’être opéré. Les divisions américaines de deux sociétés de services financiers ont chacune licencié un employé de haut rang après que des vidéos ont montré qu’ils s’étaient livrés à des actions largement considérées comme étant racistes.

Depuis le 25 mai, plusieurs firmes ont aussi publié des déclarations contre le racisme et pris des engagements financiers pour soutenir les communautés noires. Advisor’s Edge, une publication soeur de Finance et Investissement, a interpellé 20 banques, gestionnaires d’actifs, assureurs et sociétés de conseil faisant affaire au Canada afin de savoir comment ils s’attaquent au racisme anti-noir, ainsi que pour connaître le pourcentage de leurs employés et cadres issus de la communauté noire.

Représentation des Noirs

Sur les 20 entreprises, seules deux – BlackRock et la Banque Royale du Canada – ont accepté de communiquer la proportion de leurs employés qui sont noirs, et ce, uniquement pour la main-d’oeuvre américaine.

BlackRock indique que 3 % de ses hauts dirigeants (directeurs et plus) et 5 % de sa main-d’oeuvre américaine sont noirs, et que son objectif consiste à « doubler la représentation de ses hauts dirigeants noirs et d’augmenter à 30 % la représentation globale » d’ici 2024. RBC mentionne que les Noirs représentent 5 % de sa main-d’oeuvre aux États-Unis.

Selon le U.S. Census Bureau, 13,4 % de la population américaine s’identifie comme noire ou afro-américaine, et 2,8 % comme multiraciale.

Au Canada, les entreprises sous réglementation fédérale sont tenues de déclarer les niveaux de représentation des employés qui s’auto-identifient comme « autochtones, membres de minorités visibles (MV) ou personnes handicapées ». Neuf entreprises sur les 20 auxquelles nous avons parlé sont assujetties à cette réglementation, et six – les banques – rendent ces données publiques. Pour 2019 (2018 dans le cas de la BMO et de la Banque Scotia) :

La BMO a déclaré 38,8 % d’employés issus des MV au Canada, dont 34,2 % occupant des postes de direction (au deuxième trimestre de 2020 ; objectif : 30 %). Les autochtones représentaient 1,2 % de sa main-d’oeuvre canadienne.

La CIBC dit compter 34 % d’employés provenant des MV au Canada, dont 18 % dans des postes de direction (objectif : 22 % d’ici 2022). Les autochtones représentent 1 % de sa main-d’oeuvre canadienne.

La Banque Nationale a déclaré 23,8 % d’employés membres des MV au Canada.

La Banque Royale compte 37 % d’employés issus des MV au Canada, dont 19 % occupent des postes de direction (objectif : 30 %). Les autochtones représentent 1,3 % de sa main-d’oeuvre (objectif : 1,6 %).

La Banque Scotia a déclaré 24,1 % d’employés provenant des MV au Canada, dont 18,8 % occupent des postes de direction. Les autochtones représentent 0,9 % de son effectif.

La Banque TD compte 38 % d’employés issus des MV au Canada, dont 17,6 % occupent des postes de vice-président ou plus (objectif : accroître de 50 % les hauts dirigeants membres des MV d’ici 2025, doubler les cadres noirs d’ici 2022). Les autochtones constituent 1,5 % de son effectif.

Selon le recensement de 2016, les Noirs représentent 3,5 % de la population canadienne.

Les entreprises ont reconnu les avantages et les difficultés liés à la collecte de données sur la race et l’ethnicité.

« Nous aimerions nous engager dans cette voie, mais nous devons le faire avec respect », déclare Janine Davies, présidente du conseil d’inclusion de Raymond James et directrice exécutive de la Fondation Raymond James Canada. Elle ajoute que l’entreprise prévoit mener une enquête sur l’ethnicité auprès de ses employés d’ici la fin de l’année.

David Gunn, directeur national d’Edward Jones Canada, indique que son entreprise travaille à une auto-identification plus solide de ses employés. « Ma vision à long terme est que nos conseillers en services financiers reflètent les communautés que nous servons. Pour y parvenir, nous aurons besoin d’un meilleur système de mesure. »

Dominic Cole-Morgan, premier vice-président de la Banque Scotia, a déclaré dans un communiqué que la banque a lancé une enquête sur la diversité des employés au début de juillet pour obtenir « des données supplémentaires sur la représentation de groupes spécifiques d’employés, y compris les Noirs, les peuples autochtones et les personnes de couleur [BIPOC : Black people, Indigenous peoples and people of colour] ».

Un porte-parole de la BMO a confirmé que la banque commencera à recenser le pourcentage d’employés BIPOC « dans le cadre de la définition de nouveaux objectifs [de diversité sur cinq ans] ».

Objectifs et engagements financiers

Le Canadian Council of Business Leaders Against Anti-Black Systemic Racism a lancé le 10 juin dernier son initiative BlackNorth visant à accroître « la représentation des Noirs dans les conseils d’administration et les bureaux de direction partout au Canada ». Le fondateur et président du conseil est Wes Hall, président exécutif et fondateur de Kingsdale Advisors ; l’un des coprésidents est Victor Dodig, président et PDG de la CIBC.

La déclaration du PDG de l’initiative BlackNorth exige des signataires qu’ils s’engagent à ce que les Noirs occupent au moins 3,5 % des postes de direction et des conseils d’administration au Canada d’ici 2025 et à ce qu’au moins 5 % de leur main-d’oeuvre étudiante soit issue de la communauté noire.

Parmi les 20 entreprises qu’a contactées Advisor’s Edge, la BMO, CI Financial, la CIBC et la Banque Scotia avaient accepté de signer l’engagement au moment de mettre sous presse.

Outre cet objectif, la BMO et la RBC ont promis d’offrir 40 % de toutes les occasions d’emploi d’été/étudiant aux candidats BIPOC (à partir de 2021 dans le cas de la RBC).

Collectivement, les cinq grandes banques ont donné 7,7 M$ à des organismes caritatifs nord-américains soutenant les communautés noires, dont une partie provient d’initiatives existantes. Vanguard a fait don de 350 000 $ US à des collèges et universités historiquement noirs.

Actions en matière de diversité

La plupart des 20 institutions contactées avaient déjà mis en place des initiatives de diversité – ce qui n’est pas surprenant compte tenu de leur taille et de leurs obligations de gouvernance.

Parmi les projets communs, citons les comités sur la diversité et les groupes de ressources pour les employés, la formation sur les préjugés inconscients et l’embauche, la promotion et la rétention des employés, ainsi que les partenariats de recrutement avec des organismes à but non lucratif et des établissements d’enseignement supérieur.

Brent Chamberlain, directeur principal de l’inclusion et de la diversité à la CIBC, affirme que l’approche de la banque a évolué, ce qui a entraîné une tendance à la hausse de ses mesures de diversité de 2017 à 2019.

« Des partenaires comme Catalyst [une organisation mondiale à but non lucratif qui se consacre à la promotion des femmes en matière de leadership] disent souvent que l’augmentation du nombre de femmes n’a pris son envol qu’après que nous avons réalisé que nous devions cesser de nous occuper des femmes ; nous devions nous occuper du lieu de travail, dit-il. C’est le coeur de notre stratégie de lutte contre le racisme systémique. »

Girish Ganesan, responsable mondial de la diversité et de l’inclusion à la TD, dit que l’engagement des dirigeants est un facteur majeur dans la stratégie de la banque. « Nous examinons nos mesures [de diversité] tous les trimestres avec la direction générale, afin qu’elle sache où se situent les succès et les occasions, et sur quels aspects nous devons nous concentrer. »

Les pourcentages de diversité de la TD ont augmenté de 2018 à 2019, et trois dirigeants sur les cinq qu’elle compte sont soit des femmes, soit des membres de minorités visibles, dont le PDG, Bharat Masrani.

Crystal Hardie Langston, directrice de la diversité à Vanguard, convient que l’apport des cadres est essentiel. « Tout le monde s’attend à ce que le responsable de la diversité agite le drapeau, explique-t-elle. Mais sans le soutien de l’équipe de haute direction, les actions seraient impossibles à mener et, franchement, les résultats ne seraient peut-être pas aussi importants qu’ils le sont. »

Lorsqu’elle a été promue à son poste en 2018, elle a d’ailleurs déclaré que le PDG, Tim Buckley, « était clair : toutes les actions qui seraient effectuées ne devraient pas l’être dans une perspective strictement statistique ».

Kathy Bock, directrice et responsable de Vanguard Canada, affirme que le personnel a des modèles sur lesquels se reposer, soulignant le fait que parmi les « principaux dirigeants de l’entreprise l’on retrouve deux Afro-Américains » – le directeur des investissements et le directeur juridique, ce qui représente 16,7 % de l’équipe de direction.

Bien que Vanguard ait fixé des objectifs internes pour la représentation des minorités, elle ne les a pas encore communiqués publiquement.

Les événements récents ont incité d’autres institutions à renforcer leurs initiatives. Manuvie s’est engagée à dépenser 3,5 M$ sur deux ans pour créer « des occasions d’emploi, de formation et de soutien communautaire sur le lieu de travail et dans les communautés [qu’elle sert] ».

Edward Jones a publié une déclaration en quatre parties qui comprend un engagement en faveur d’une « rémunération équitable » et d’une « augmentation significative de la diversité parmi [ses] conseillers en services financiers et [ses] cadres supérieurs ».

David Gunn, le leader canadien d’Edward Jones, a déclaré que son cabinet préférait s’engager publiquement sans décider au préalable des mesures à prendre afin de se responsabiliser, notant qu’il espère avoir des objectifs concrets d’ici 2021.

Changer le système

Les cadres interrogés ont souligné que trouver le meilleur candidat et intégrer la diversité dans les pratiques de recrutement n’était certainement pas contradictoire.

« Il existe une corrélation claire entre la diversité des équipes et leur surperformance au sein des organismes, explique Crystal Hardie Langston. Tout le monde est mieux quand il y a des équipes hétérogènes en action. Il y a une meilleure prise de décision, des résultats plus optimaux pour les clients et des avantages pour l’ensemble de l’entreprise. »

Selon Girish Ganesan, des obstacles structurels à la recherche du meilleur candidat sont toujours présents. Un changement systémique est nécessaire pour uniformiser les règles du jeu sur le plan de l’accès à l’éducation, à un réseau et aux occasions professionnelles.

« L’expérience vécue n’a jamais été considérée comme un critère de capacité à faire un travail, mais je pense qu’il est grand temps que ce soit le cas », souligne-t-il.

Brent Chamberlain est d’accord. « En tant que pays, nous n’atteindrons la grandeur que si nous pouvons exploiter le potentiel de tous nos talents. En prenant conscience du fait que certains groupes se heurtent à des barrières à l’entrée, nous devons remettre en question cette situation, déclare-t-il. Il ne s’agit pas d’abaisser la barre, mais d’élargir la porte. L’inclusion n’est pas un jeu à somme nulle. »

Les dirigeants ont également reconnu que l’élimination du racisme systémique va au-delà de l’amélioration des effectifs et de la représentation.

« Le racisme anti-noir se manifeste sous plusieurs formes, soutient Brent Chamberlain. Les préjugés s’affichent également dans le système éducatif et dans le monde de la finance. »

Il dit que la CIBC s’efforce de comprendre « les besoins de [ses] clients noirs et s’applique à bousculer tout préjugé qui [pourrait] exister sur le plan des interactions avec eux ».

La RBC a déclaré dans un communiqué en juillet qu’elle s’engageait à prêter 100 M$ sur cinq ans aux entrepreneurs noirs. Elle mettra aussi en place un programme pour réunir des experts en affaires et des leaders communautaires « pour partager des idées et de meilleures pratiques afin de faire progresser la croissance des entreprises appartenant à des Noirs ».

Crystal Hardie Langston indique que son prochain défi est d’aider les gens à prendre des mesures concrètes pour éliminer le racisme systémique. Elle a reçu plusieurs courriels d’employés de Vanguard lui demandant comment ils peuvent aller au-delà de la sensibilisation, et sa réponse à cet égard repose sur des actions immédiates, petites, mais puissantes : demander à ses collègues comment ils se sentent par rapport aux événements récents, écouter « avec l’intention de comprendre et de ne pas répondre », et interrompre les préjugés dans les conversations quotidiennes, ce qui « pourrait prendre la forme de questions, ou de remise en question d’un stéréotype », dit-elle.

Elle sait qu’un bouleversement réel nécessite un engagement à long terme. « Ce travail est plus nébuleux que la vente d’un produit ou l’élaboration d’une solution pour un client – c’est un changement de mentalité profond », souligne-t-elle.

« Nous devons nous assurer que l’éducation se poursuit et que cela ne se limite pas seulement aux deux mois qui suivent ce qui est arrivé à à Ahmaud [Arbery], Breonna [Taylor], George [Floyd] et à d’innombrables autres victimes. » FI