Au Canada, la plupart des fonds négociés en Bourse (FNB) se négocient sur des marchés fragmentés. Au cours d’une même journée, un même FNB peut se négocier sur 13 Bourses et systèmes de négociation parallèle (SNP) différents. Pourtant, certains outils qu’utilisent les conseillers ne présentent pas toute l’information provenant de ces marchés, les privant ainsi de données qui leur permettraient de mieux négocier les FNB.

Le problème vient de la manière dont les conseillers et investisseurs de détail consultent l’information quant au prix et au volume d’un FNB. Selon NEO Bourse (NEO), tous les investisseurs particuliers et plus de 90 % des conseillers en placement ont accès à de l’information de marché relative aux titres inscrits à la Bourse de Toronto (TSX) et la TSX-V, parce qu’ils l’obtiennent auprès de l’intermédiaire d’un fournisseur qui ne présente que ce qui se passe sur la TSX et la TSX-V. Leur firme de courtage économise ainsi les frais pour obtenir les données de marché en temps réel provenant des autres systèmes de négociation.

«Souvent, les investisseurs peuvent trouver le cours exact d’un titre ou son cours coté à titre indicatif – y compris des données en temps réel et différé – sur certaines plateformes, telles que Thomson One, Yahoo et Google Finance. Le défi pour les investisseurs est de trouver une représentation exacte du volume total sur l’ensemble des marchés. Bien que la TSX reçoive souvent toute l’attention, elle ne constitue pas le seul marché au Canada», lit-on dans un document de BMO Gestion mondiale d’actifs.

Les FNB cotés à la TSX peuvent se négocier sur différentes Bourses et SNP. Or, une large partie et souvent la majorité du volume de ces titres sont négociés sur d’autres plateformes. Par exemple, en mai 2020, 42 % du volume des FNB canadiens a été négocié sur une plateforme appartenant à la TSX, 35 %, sur une plateforme appartenant au NASDAQ, et 18 %, sur une plateforme de NEO, selon cette dernière entreprise. Le reste du volume a passé sur d’autres SNP.

Pour les FNB de certains manufacturiers, la part du volume de négociations de la TSX est encore moindre. Par exemple, en mai, 16 % du volume des FNB de RBC Gestion mondiale d’actifs allait à la TSX, alors que c’était le cas pour 18 % des FNB d’Invesco, selon NEO.

«Un intervenant qui n’en est pas pleinement informé peut juger qu’un FNB a l’air bien, mais ne pas y investir parce qu’il croit à tort qu’il ne se négocie pas suffisamment», dit Jos Schmitt, président et chef de la direction de NEO.

Il milite depuis des années pour que les régulateurs rendent obligatoire la diffusion à tous les investisseurs des données de marché consolidées, car la situation actuelle nuit non seulement à l’information des investisseurs, mais peut également nuire à l’ensemble du marché, comme lors de l’interruption de la TSX du 27 février 2020.

Ce jour-là, en après-midi, un enjeu de capacité du système a causé l’arrêt de la négociation sur la TSX, la TSX-V et la TSX Alpha.

«Plus de 90 % des conseillers en placement et 100 % des investisseurs particuliers étaient sans information et ont quitté le marché, alors que les investisseurs professionnels, munis de données de marché consolidées, continuaient à traiter sur les autres plateformes. Le volume d’activité de négociation était à environ 20 % de ce qu’il est en temps normal», explique Jos Schmitt.

Cette situation a créé une sorte de cercle vicieux, explique Patrick McEntyre, directeur général, négociation électronique, Financière Banque Nationale : «Le flux de volume passif provenant des investisseurs de détail tend à être envoyé à la TSX. Alors, lorsque la TSX cesse de fonctionner, cela crée une réaction en chaîne d’assèchement de la liquidité. Les négociateurs institutionnels ont perçu qu’ils n’avaient plus un portrait complet de ce qui se passait. Les négociateurs étrangers, qui ont souvent seulement accès aux données de la TSX, ont aussi réduit leurs activités ou les ont arrêtées.»

Ce cas est donc plus qu’un problème de diffusion de données, poursuit-il : «C’est la perception que la TSX est l’endroit où les prix sont établis, car bon nombre d’investisseurs dépendent de la TSX pour obtenir leur information.»

Selon Jos Schmitt, pareil événement serait passé inaperçu aux États-Unis, où tout un chacun a d’emblée accès aux données de marchés consolidées : «Je suis furieux contre les régulateurs, parce qu’ils n’ont rien fait et ne font toujours rien pour régler ce problème, qui est connu depuis des années. L’impression que nous laissons auprès des investisseurs étrangers est qu’on n’est pas sérieux, ce qui nuit à notre marché des capitaux et à notre économie.»

«Dans le  » Plan d’affaires des Autorités canadiennes en valeurs mobilières 2019-2022 « , nous avons indiqué que nous allions continuer de surveiller la situation à l’échelle internationale et d’examiner l’approche canadienne à l’égard des données du marché, y compris l’application du principe de l’accès équitable, le processus d’examen réglementaire et l’utilisation de la méthode d’examen des droits relatifs aux données», répond Sylvain Théberge, directeur des relations médias à l’Autorité des marchés financiers.

D’ici là, si le courtier d’un conseiller ne lui offre pas l’accès aux données consolidées, il peut modifier les réglages de son logiciel afin de les capter. Cependant, celles-ci seront généralement diffusées avec un décalage de 15 minutes. Divers sites, dont Stock Watch, fournissent aussi des données consolidées, mais décalées.

«Il y a des façons d’obtenir le volume total sur le site du TMX. C’est juste que l’information est différée, car il y a un coût pour recevoir en temps réel les données des autres plateformes de négociation», explique Graham Mackenzie, chef, FNB et produits structurés, Bourse de Toronto.

Cet enjeu de diffusion de l’information sur le volume est davantage criant pour les négociations d’actions, où la liquidité d’un titre est liée à son volume. Pour un FNB, sa liquidité dépend de celle de ses actifs sous-jacents et un mainteneur de marché peut créer ou racheter de nouvelles parts de FNB en fonction de l’offre et de la demande. Un FNB, dont le sous-jacent est très liquide, peut ainsi facilement augmenter ou diminuer son volume.

Autre modernisation demandée

Jos Schmitt dénonce une autre règle qui frustre certains acteurs du secteur des FNB, soit la méthode de conception de la liste des titres admissibles à une marge (couverture) réduite (LTAMR) de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM).

Publiée tous les trois mois, elle définit les instruments qui «peuvent bénéficier d’une marginabilité maximale, soit être utilisés pour un financement plus important», note-t-il. Pour qu’un titre figure à la LTAMR, celui-ci doit être suffisamment liquide, et son cours, peu volatil.

Selon Jos Schmitt, l’OCRCVM ne se base que sur les volumes enregistrés à la Bourse où le FNB est inscrit à la cote afin d’évaluer si un FNB fait ou non partie de cette liste. «Si vous avez un FNB qui traite 30 % de son volume sur la TSX, il est fort probable qu’on l’empêche de bénéficier pleinement de son potentiel d’être utilisé comme garantie», dit Jos Schmitt.

Il relate le cas d’un client qui utilisait un FNB comme garantie pour faire d’autres transactions, car celui-ci figurait à la LTAMR. Le trimestre suivant, le même FNB n’y figurait plus, car son volume négocié à la TSX avait diminué, même si son volume consolidé était relativement stable.

«Le client a été forcé de revoir ses positions parce qu’on ne tient pas compte du volume sur tous les marchés, ce qui a aussi frustré son conseiller et le manufacturier du FNB. Ce dernier n’était pas content de découvrir la raison absurde expliquant cette situation et qui devrait être réglée depuis qu’on a des marchés multiples au Canada… il y a près de 15 ans», ajoute Jos Schmitt.

L’OCRCVM est en train de mettre à jour ces critères d’admissibilité à la LTAMR, explique le régulateur, dans une récente note : «Nous sommes en train de prendre des mesures pour tirer profit de nos données internes, telles que les données consolidées sur les volumes, afin de nous assurer que nous tenons compte de toutes les données pertinentes pour déterminer l’admissibilité.»

Peu avant de mettre sous presse, l’OCRCVM aurait résolu ce problème, notamment en raison de demandes d’un nombre croissant de manufacturiers de FNB, a noté Jos Schmitt.

Objectif : mieux présenter l’information

Jos Schmitt milite également afin d’améliorer l’information diffusée aux clients, cette fois sur leurs relevés de comptes. En effet, on y présente souvent la valeur d’un titre en se basant sur le dernier cours négocié. Cette méthode fonctionne bien pour les FNB qui se négocient souvent, mais devient problématique pour ceux qui ne le sont pas ou peu. Le dernier cours peut présenter une valeur périmée d’un fonds, très différente de la valeur de ses actifs sous-jacents, parce que ce cours date de plusieurs heures ou parfois de plusieurs jours.

«Prenons l’exemple d’un FNB qu’un client a acheté 10 $ et dont le sous-jacent a une valeur liquidative de 12 $. Si ce FNB n’a pas été négocié récemment, son dernier cours de clôture peut par exemple être de 15 $, la valeur de ses actifs sous-jacents ayant baissé depuis la dernière transaction. On donne ainsi une information qui n’est pas correcte au client, ce qui pourrait l’amener à prendre une décision de vente erronée, et sa vente ne sera pas à 15 $, mais proche de la valeur liquidative», dit Jos Schmitt, qui juge que la valeur liquidative d’un fonds correspond généralement à sa vraie valeur.

Pour les titres qui ne sont pas souvent négociés, NEO propose donc qu’on présente le prix correspondant au point milieu moyen pondéré dans le temps de la meilleure offre d’achat ou meilleure offre de vente nationale (time-weighted national best bid/offer midpoint price). Cette mesure résoudrait le problème des FNB peu négociés.

«C’est une solution tout à fait innovante et juste pour présenter la valeur de FNB qui se négocient peu. Or, je ne crois pas que le marché la comprend bien actuellement», juge Patrick McEntyre.

«Il serait idéal que l’industrie adopte cette méthodologie dans toutes les plateformes boursières, ce qui améliorerait l’expérience des investisseurs et réglerait un problème évident», lit-on dans une note sur le sujet publiée par un mainteneur de marché lié à une banque canadienne en août 2018. Difficile à dire si ce sera le cas.

Il reste que certains doutent de l’adoption de la présentation de la valeur liquidative, une mesure qui a fait débat ces dernières années.

La valeur liquidative peut aussi être périmée ou difficile à obtenir. Par exemple, c’est le cas si elle est basée sur le cours de clôture de titres australiens, dont les marchés sont fermés au moment où les marchés nord-américains sont ouverts. De plus, au Canada, une part importante du marché des FNB est constituée de fonds gérés activement.

«Malheureusement, la valeur liquidative ignore le risque, le capital et la marge de profit nécessaires pour qu’un mainteneur de marché puisse jouer son rôle pour un FNB», dit Catherine Kee, directrice principale, communications corporatives et relations médias, Groupe TMX.

La valeur liquidative n’est pas la valeur qu’un client peut obtenir en vendant son FNB, car l’acheteur, souvent un mainteneur de marché, doit assumer des frais liés à l’achat ou à la vente d’un panier de titres sous-jacents, des frais boursiers, des coûts pour ses opérations sur devises si nécessaire et dégager une marge bénéficiaire. «Le cours acheteur (last bid) de clôture ou une sorte de mélange des cours acheteur publiés à la fin d’une journée constituent une manière plus fiable d’évaluer un FNB que la valeur liquidative. Mon cours acheteur que je soumets représente ce que me dit mon système de gestion des risques», dit Patrick McEntyre.