Une salle avec une grande table et pleins de chaises autour.
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Lorsque plusieurs actionnaires détiennent des actions dans une « société opérante », il n’est pas rare qu’une convention entre actionnaires oblige la succession d’un actionnaire décédé à vendre ses actions aux actionnaires survivants ou à la société. Afin de financer cette acquisition, des polices d’assurance sont souvent souscrites sur la vie de chacun des actionnaires.

Il arrive que les actionnaires ne veuillent pas que la société opérante soit titulaire des polices afin d’éviter un transfert de propriété et potentiellement une facture fiscale lorsqu’un actionnaire désire acquérir la police sur sa vie lorsqu’il quitte l’actionnariat de la société (à la retraite par exemple). Aussi, dans le cas d’une police avec valeur de rachat, la détention par la société opérante pourrait faire en sorte de la disqualifier pour l’utilisation par un actionnaire de la déduction pour gains en capital et pourrait rendre la valeur de rachat disponible aux créanciers de la société opérante.

À cause de ce qui précède, les polices d’assurance vie sont souvent acquises par les sociétés de placements des actionnaires. Cependant, le capital-décès doit être payé en tout ou en partie à la société opérante. Le but étant de faire en sorte que la société opérante obtienne les liquidités pour faciliter l’acquisition des actions détenues par l’actionnaire décédé. Le présent texte se veut une analyse des différentes méthodes possibles avec leurs avantages et leurs inconvénients.

Prenons l’exemple de deux frères ayant des assurances vie dans leur société de placements respective. Chaque société de placements est bénéficiaire d’une fiducie familiale qui détient 50 % des actions avec droit de participation d’une société opérante. Cette dernière a une valeur de 5 M$ et les couvertures d’assurance vie existantes que les sociétés de placements détiennent sont de 4 M$ chacune. Le coût de base rajusté (« CBR ») est actuellement de 400 000 $ pour chacune des polices.

La première possibilité serait de désigner la société opérante pour 2 500 000 $ de capital-décès de chacune des polices sans aucune contrepartie pour cette dernière. L’Agence du revenu du Canada (« ARC ») a déclaré, à la Table ronde sur la fiscalité des stratégies financières et des instruments financiers lors du Congrès 2022 de l’APFF, qu’elle pourrait invoquer le paragraphe 246(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») puisqu’il s’agit de personnes liées, ce qui rendrait imposable pour la société opérante une partie des primes payées par les sociétés de placements. Le but du présent texte n’est pas d’analyser la portée du paragraphe 246(1) L.I.R., mais de simplement soulever le danger de cette manière de procéder. Il est intéressant de noter que plusieurs fiscalistes ne sont pas d’accord avec l’interprétation de l’ARC à ce sujet.

Dans le cas où la société opérante rembourse des primes aux sociétés de placements, l’ARC a mentionné dans la même table ronde que le remboursement serait potentiellement imposable pour les sociétés de placements en vertu de l’article 9 ou de l’alinéa 12(1)x) L.I.R. Ce résultat semble logique puisque chaque société de placements se retrouve à « louer » un de ses biens à la société opérante. Notons qu’aucune déduction ne serait permise pour les sociétés de placements puisque les polices ne serviraient pas à garantir un prêt (al. 20(1)e.2) L.I.R.). C’est l’impossibilité de déduction qui cause une double imposition et qui devrait être repensée par le législateur.

Il convient de noter que le financement des primes par le paiement de dividendes de la société opérante aux sociétés de placements par l’intermédiaire des fiducies n’est pas considéré comme une contrepartie payée par la société opérante. Cette manière de procéder ne serait donc pas visée par l’article 9 ou l’alinéa 12(1)x) L.I.R., mais pourrait être visée par le paragraphe 246(1) L.I.R.

Dans un jugement récent (Gestion M.-A. Roy c. Le Roi, 2022 CCI 144), l’ARC a invoqué le paragraphe 246(1) L.I.R. avec succès afin de rendre imposables pour le titulaire d’un contrat d’assurance vie (la société de gestion) les primes payées par la société opérante, laquelle était bénéficiaire révocable. Évidemment, si le titulaire du contrat s’était imposé sur le remboursement de primes en vertu de l’article 9 ou de l’alinéa 12(1)x) L.I.R., le paragraphe 246(1) L.I.R. aurait été inapplicable. Mais le résultat serait demeuré le même étant donné l’impossibilité de déduire les primes payées.

Toujours à la Table ronde de 2022, l’ARC s’est prononcée sur l’application du paragraphe 246(1) L.I.R. si les partenaires d’affaires n’étaient pas liés au sens fiscal. En effet, le paragraphe 246(2) L.I.R. prévoit que le paragraphe 246(1) L.I.R. ne s’applique pas à une opération conclue entre personnes non liées s’il s’agit d’une opération véritable. Cependant, l’ARC a soulevé le fait que deux personnes non liées pouvaient avoir un lien de dépendance selon l’alinéa 251(1)c) L.I.R. La question ici est de savoir si les deux partenaires agissent de concert.

Si, dans les faits, une des sociétés de placements ne nomme la société opérante bénéficiaire que si l’autre le fait, l’ARC pourrait invoquer un lien de dépendance et l’exception du paragraphe 246(2) L.I.R. ne pourrait trouver application. On peut se demander si deux actionnaires agissent réellement de concert dans le cas où une convention entre actionnaires les oblige à souscrire l’assurance vie dans leur société de placements et à nommer la société opérante bénéficiaire.

Afin d’éviter les problèmes fiscaux décrits ci-dessus, une propriété partagée de chaque contrat d’assurance vie entre la société de placements et la société opérante pourrait être mise en place au moment de la souscription du contrat. Puisque chacun serait propriétaire de droits dans le contrat, l’ARC ne pourrait pas invoquer la « location » de la police.

Double comptage du coût de base rajusté

Cependant, il est important de noter que les deux solutions exposées ci-dessus font en sorte qu’il y aurait dans ce cas-ci un double comptage du CBR advenant le décès d’un des deux partenaires. En effet, les modifications apportées en mars 2016 à la définition du « compte de dividendes en capital » de l’article 89 L.I.R. font en sorte que le CBR d’une police sera comptabilisé autant de fois qu’il y a de « bénéficiaire corporatif » du capital-décès.

Si un des frères de notre exemple décédait, la société opérante recevrait 2 500 000 $ de capital-décès et la société de placements recevrait le solde, soit 1 500 000 $. En tenant compte d’un CBR égal à 400 000 $, le CDC serait de 2 100 000 $ pour la société opérante et de 1 100 000 $ pour la société de placements pour une perte de CDC de 400 000 $ (total de 4 200 000 $ au lieu de 4 600 000 $ s’il n’y avait qu’un seul bénéficiaire). Évidemment, on peut souhaiter une modification à la loi (puisque le problème a été soulevé auprès du ministère des Finances du Canada…) ou se croiser les doigts que le CBR soit nul au moment du décès de l’assuré, mais ce problème doit être discuté avec le client.

Une façon d’éviter un multiple comptage du CBR pour le calcul du CDC, ainsi que l’application possible du paragraphe 246(1) L.I.R., serait d’utiliser des actions d’assurance vie. Il s’agit d’une catégorie d’actions donnant à son détenteur de droit de recevoir le capital-décès versé à une société par actions. Les actions pourraient être émises à la société opérante par les sociétés de placements. Dans ce cas, il n’y aurait qu’un seul « bénéficiaire corporatif » par police, soit la société de placements titulaire du contrat. Puisque chaque société de placements serait titulaire, bénéficiaire et payeur de sa police, aucune règle fiscale ne viendrait rendre imposables les primes en partie ou en totalité.

Pour mettre en place cette stratégie, il est plus prudent de procéder à un gel successoral afin d’éviter un avantage imposable à une personne en passe de devenir actionnaire en vertu du paragraphe 15(1) L.I.R. Ces actions donneront droit à un dividende d’un montant prédéterminé à la suite du décès de l’assuré payable de la société de placements à la société opérante (2 500 000 $ dans notre exemple). Cette solution permet d’éviter tous les écueils discutés préalablement, mais demeure complexe et onéreuse, car il faut procéder idéalement à un gel successoral et même la plupart du temps à une modification du capital-actions, car la catégorie d’actions d’assurance vie est généralement absente.

En conclusion, il ne faut pas oublier que le financement du rachat en cas de décès d’un actionnaire est un besoin différent des besoins personnels de l’actionnaire. Une autre solution serait de prévoir des couvertures temporaires dans la société opérante pour le rachat de parts et notamment une couverture permanente dans chaque société de placements pour couvrir les impôts au décès de l’actionnaire.

Cela permettrait d’éviter toute problématique fiscale et possède l’avantage indéniable d’être plus simple. Lorsque le besoin dans la société opérante ne sera plus existant (par exemple, à la suite de la retraite de l’actionnaire), la police temporaire pourra être résiliée puisque le nouveau retraité aura eu la prudence de couvrir au préalable ses besoins personnels dans sa société de placements.

Par Jean-Pierre Berger, BAA, LL. B., M. Fisc., Pl. Fin., C.S.F., Directeur, Services de planification, Conseils PPI, JBerger@ppi.ca

Ce texte a paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 28, no 1 (Printemps 2023).