Couple d'aîné avec une calculette en regardant un feuille l'air soucieux.
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Les grilles de rémunération des courtiers risquent de nuire aux clients en phase de décaissement de leurs actifs, jugent certains conseillers et observateurs. Les avis ne sont cependant pas unanimes.

En 2023, ­Finance et ­Investissement a sondé plusieurs centaines de conseillers sur les défis auxquels ils sont confrontés lorsque qu’ils servent des retraités, à l’occasion du ­Pointage des courtiers québécois et du ­Pointage des courtiers multidisciplinaires. Une poignée d’entre eux ont montré du doigts deux biais découlant de leur grille de rémunération.

Le premier est la pratique de certains courtiers de plein exercice de cesser de rémunérer un conseiller en placement lorsque les actifs qu’il gère pour un ménage est sous un seuil minimal qui varie de 100 000 $ à 250 000 $, voire davantage. Dans l’industrie, on appelle cela le « compte-client minimal ».

Le risque de biais défavorable est le suivant : un client décaisse ses actifs durant sa retraite. Puis, à un certain âge, bien qu’il ait entretenu une relation fidèle avec son conseiller, ce dernier n’est plus rémunéré parce que l’actif du client est devenu trop modeste.

Quelques participants au sondage font écho à cette pratique. « ­Quand les clients sont en décaissement et qu’ils atteignent un certain seuil, ils ne se qualifient plus pour conserver un compte avec nous. Quand ils approchent des 85 ans et que leurs actifs baissent, il faut les évacuer, sinon on n’est pas rémunérés pour eux », déplore un conseiller en placement. « ­Lorsque l’actif diminue, des clients autrefois rentables deviennent non rentables », dit un autre conseiller.

Le second biais défavorable aux personnes âgées provient de la grille de rémunération de quelques firmes. Ces courtiers accordent un bonus lorsqu’un conseiller obtient des actifs en croissance. Cela met le conseiller en situation contradictoire, car un client en décaissement rend l’atteinte de la hausse de l’actif net plus difficile. Certains conseillers l’évoquent dans le sondage, un répondant faisant ressortir le défi de garder ces clients en décaissement « car notre système de rémunération fait en sorte que si le solde est négatif pour les entrées et sorties, [il n’y a] pas de rémunération pour les entrées ». D’autres soulignent que la demande grandissante de certificats de placement garantis (CPG) par la clientèle retraitée vient éroder l’actif, ce qui rend l’atteinte de bonis à la croissance plus difficile.

Pour ­Jean ­Morissette, consultant en gestion de patrimoine, le second biais « est anecdotique, sans conséquence ». « Quelqu’un qui a une pratique équilibrée a différents groupes de clients », de telle sorte que ceux qui accumulent compensent pour ceux qui décaissent. « ­On trouve de nouveaux revenus qui compensent pour le décaissement. À l’époque, j’avais 3 500 conseillers qui travaillaient pour moi et je n’ai jamais vu de telles choses nulle part. »

D’autres intervenants de l’industrie voient un problème. « ­Accorder une bonification à l’entrée nette d’actifs peut mettre une pression importante en faveur du développement, laquelle peut se faire au détriment d’autres missions essentielles du conseiller telles que le conseil, l’accompagnement des clients existants et le suivi dans leur cycle complet de vie et d’investissement », soutient ­Maxime Gauthier, directeur général et chef de la conformité à ­Mérici ­Services financiers. « C’est certainement un risque, ­poursuit-il. ­Est-ce qu’il va se matérialiser dans tous les cas ? ­Peut-être pas. Mais le risque existe et me semble suffisamment important pour qu’on ne puisse l’ignorer. »

Nous avons affaire ici à « un conflit d’intérêts flagrant », affirme ­Ken ­Kivenko, président de ­Kenmar ­Associates, groupe de défense des investisseurs. Pour lui, le risque le plus important ne tient pas tant au délaissement des clients en décaissement qu’à leur sollicitation constante pour acheter de nouveaux produits qui continueront d’accroître leur actif. « C’est un gros problème qui est diamétralement en contradiction avec les besoins et les désirs des clients. »

Il déplore que certaines firmes de l’industrie financière ignorent ces biais et fassent comme si les réformes axées sur le client n’avaient jamais eu lieu.

Clients réorientés

Faisant référence à la pratique du ­compte-client minimal, ­Nancy ­Lachance, chef de la conformité à MICA ­Cabinets de services financiers, affirme : « ­Ce n’est pas une pratique courante en épargne collective. Ce serait difficile parce que la rémunération est payée directement par le manufacturier. Peu importe le niveau de l’actif, la rémunération demeure 1 %. Ça n’aurait pas d’impact en mode d’honoraires non plus : le montant facturé au client est passé au représentant et la rémunération ne varie jamais en fonction de l’actif. »

Selon ­Jean ­Morissette, ces questionnements sont marginaux. « ­Il y a des mécanismes en place pour envoyer l’argent d’un client vers une autre composante du groupe où sa gestion est plus appropriée, dans un fonds de placement, par exemple. S’il ne reste plus que 150 000 $ dans un compte, on va offrir une alternative : ça pourrait être un ­FNB avec des frais de gestion de 0,5 % plutôt qu’un compte à honoraires avec des frais de 1,5 %. »

« ­Si un conseiller se plaint d’une telle situation, c’est le signal qu’il doit envoyer son client dans un autre canal (de distribution), renchérit ­Denis ­Gauthier, anciennement premier ­vice-président et directeur national à la ­Financière ­Banque ­Nationale. J’ai vu l’émergence de nouvelles divisions qui peuvent continuer d’accompagner ces clients. Ils ne sont pas mis à la porte, mais orientés vers d’autres voies de solution. » ­Après tout, explique l’­ex-dirigeant, les firmes s’occupent de jeunes clients qui ne disposent que de 20 000 $, pourquoi ­rejetteraient-elles un client qui possède encore 100 000 $ ?

Les deux spécialistes expliquent que le maintien de clients dans des services de premier plan « coûte cher » aux firmes. « C’est pourquoi on structure la rémunération de façon à ce que les clients puissent aller vers d’autres divisions du groupe, poursuit ­Denis ­Gauthier. Car les clients plus petits ont des besoins moins complexes qui ne sont pas appropriés pour des services de plein exercice. » Les limites de rémunération servent à signaler le fait que le client n’est plus dans le bon canal, « car le canal de plein exercice est coûteux en services », ­ajoute-t-il.

Directeur général de ­FAIR ­Canada, organisme de défense des investisseurs, ­Jean-Paul ­Bureaud n’est pas particulièrement réticent face à la pratique des seuils de rémunération. « ­Il est difficile de déterminer si nous avons affaire à quelque chose d’injuste, ­dit-il. Il faut regarder la compensation totale et la relation spécifique avec les clients. Certains conseillers sont à honoraires, d’autres reçoivent une commission de suivi qui est supposée payer pour un suivi de conseil. De toute façon, avec un actif de 200 000 $, vous devriez plus probablement être investi dans un ­CPG plutôt que de payer un conseiller avec des frais de 1 % ou 1,5 %. »

Se ­pourrait-il que la pratique d’un seuil minimal contrevienne à certaines dispositions réglementaires ? Nous avons posé la question à l’Autorité des marchés financiers. Voici ce qu’elle nous a répondu par courriel : « ­Nous n’avons pas connaissance de la pratique que vous soulevez. Nous ne réglementons pas directement la rémunération. Nous réglementons les obligations à l’égard des clients dans le cadre de la relation de conseil qui s’installe entre le courtier et ­ceux-ci. Il s’agit essentiellement de la norme générale de conduite qui prévoit que le courtier et le représentant sont tenus d’agir de bonne foi et avec honnêteté, équité et loyauté dans leurs relations avec leurs clients. »