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En gestion de patrimoine, les assureurs mettent les bouchées doubles et même triples. Les tarifs privilégiés pour individus et familles ayant au moins 250 000 $ d’actif en fonds distincts se multiplient. La série F, soit la série à honoraires, dénommée en anglais fee base, commence également à faire son chemin en fonds distincts. Est-ce suffisant pour affronter les manufacturiers de fonds communs de placement (FCP) et de fonds négociés en Bourse (FNB) ?

En 2018, Desjardins Sécurité financière, Assurance vie Équitable, Empire Vie et Great-West Lifeco ont lancé des séries comportant des frais de gestion plus avantageux pour les clients ayant placé au moins 250 000 $ dans des fonds distincts. Le seuil minimum pour avoir droit au tarif préférentiel varie d’un assureur à l’autre, entre 250 000 $ et 500 000 $.

S’adressant à ceux qui peuvent payer des honoraires, BMO Assurance, Empire Vie et Great-West ont mis en marché une série F en 2018. Ce n’est pas terminé. « Chez iA, la série F est sur la planche à dessin. La question de la transparence des frais est incontournable », signale Pierre Vincent, vice-président principal, assurance individuelle et ventes, chez iA Groupe financier.

« Il était temps ! »

Au cours de sa longue expérience professionnelle de près de 40 ans, le président-fondateur du Groupe Financier Multi Courtage, Guy Duhaime, a développé une vision incisive des enjeux de l’industrie : « Il était temps que les assureurs sortent de leur sommeil. Les manufacturiers de fonds communs sont déjà très actifs auprès des clientèles plus aisées. Il fallait réagir, sinon ce marché grandissant allait leur échapper. »

Président de la Financière S_Entiel, Dominic Demers constate également que les assureurs ont finalement sorti leurs munitions. « En gestion de patrimoine, la compétition est très rude et les frais sont le nerf de la guerre. Les banques et les fonds communs martèlent constamment l’argument des frais. Les assureurs devaient riposter », analyse le patron de l’agent général lavallois.

Selon lui, la pression des concurrents explique également l’extension de la série F à l’univers des fonds distincts. « C’est la loi du marché. La série F s’est imposée en gestion privée, car elle procure une vision plus nette des honoraires et des frais de gestion. C’est une tendance lourde », ajoute Dominic Demers.

« La demande envers la série F est bel et bien là. Il y a un fort battage de marketing en sa faveur. D’autres assureurs lanceront cette formule de rémunération », estime Jean-François Rémillard, vice-président, investissements, chez MICA Cabinets de services financiers.

Moment bien choisi

D’après le consultant Robert Landry, les assureurs se positionnent en vue de capter une clientèle de classe moyenne, relativement âgée et surtout, qui bénéficie du début de la grande vague de transmissions d’héritages.

« Ils sont dans la cinquantaine, suffisamment assurés et ils reçoivent subitement des héritages de 100 000 $, 200 000 $ ou 300 000 $. Ils n’ont pas besoin d’assurance et ils ne sont pas des clients destinés à la gestion privée bancaire, avec ses spécialistes en fiscalité, comptabilité, droit, etc. De solides fonds distincts à prix compétitifs peuvent répondre à leurs besoins de façon très adéquate », dit Robert Landry, ex-vice-président exécutif d’AXA Canada.

Répétons-le, le marché de la gestion de patrimoine ne manque pas de prétendants. « Les assureurs ont bien déterminé un secteur en gestion de patrimoine où ils peuvent se distinguer. Il s’agit de monsieur et madame Tout-le-Monde héritant d’une somme substantielle du jour au lendemain », estime Robert Landry.

Jean-François Rémillard met également l’accent sur ce phénomène d’héritages de bonne taille. « Il y a un certain temps, il n’était pas rare d’avoir des héritages de 10 000 $ ou 20 000 $. Aujourd’hui, on parle d’héritages de quelques centaines de milliers de dollars », dit-il.

Effets collatéraux

Pour quelles raisons ces clientèles plus aisées choisiraient-elles les fonds distincts plutôt que les fonds communs ? « Parce que les fonds distincts leur sont supérieurs dans un contexte de planification successorale. Les rentiers peuvent directement désigner des bénéficiaires. En raison de frais devenus très compétitifs, les fonds distincts peuvent faire de belles percées auprès des rentiers ayant accumulé un certain capital », rétorque Guy Duhaime.

Jean-François Rémillard ajoute que « la protection contre les créanciers peut aussi intéresser les entrepreneurs ». De plus, les clients plus conservateurs peuvent trouver une plus grande paix de l’esprit « dans le contexte de la fin probable du cycle de croissance », dit-il.

Les séries F et les tarifs préférentiels des assureurs donnent-ils des résultats au point de vue des ventes ? Pierre Vincent en est convaincu : « Nous avons lancé notre série Prestige en décembre 2015. Son succès a à coup sûr contribué à nos ventes. Lors des 11 premiers mois de 2018, nos ventes nettes en fonds distincts ont atteint 430 M$. Nous occupons le premier rang canadien à ce chapitre. »

De fait, ces 430 M$ ne sont pas à prendre à la légère. À l’échelle canadienne, les ventes nettes de fonds communs ont atteint 109 M$ en 2018 et les ventes nettes de fonds distincts traditionnels sont d’environ 300 M$, selon Strategic Insight. Les fonds distincts traditionnels excluent du calcul les rachats nets annuels des fonds distincts avec garantie de revenu à vie.

À partir d’un seuil de 300 000 $, les clients de la série Prestige d’iA Groupe financier peuvent obtenir des réductions de frais allant jusqu’à 61 points de base. Cette réduction s’applique aux clients individuels ou en vertu d’un regroupement familial, aux membres d’une famille résidant à la même adresse.

S’il faut en croire Paul Constantinescu, président et cofondateur du cabinet Financière 360, les frais des fonds distincts vont continuer à baisser. « Les tarifs privilégiés sont une cure de jouvence en fonds distincts. Certains de mes clients ne détiennent que cela ! À partir d’un certain patrimoine, la question des frais revient constamment. Cela va continuer, car les jeunes évoluent dans cet environnement. Ils sont à l’avant-garde des FNB. Ils vont aussi favoriser d’autres baisses de frais en fonds distincts », dit Paul Constantinescu.

En revanche, les conseillers ne sont pas tous convaincus de la pertinence des fonds distincts pour les besoins de clientèles plus aisées.

Président du cabinet et agent général associé Groupe Conseil Savard, Louis-Xavier Savard estime que les fonds distincts ne touchent pas la problématique propre aux clients plus fortunés. « Leurs avoirs sont hors REER et ce qui compte pour eux, c’est la fiscalité. Voilà pourquoi ils préfèrent placer une partie de leurs avoirs dans des fonds communs comme les fonds de catégories de société [NDLR : fonds communs constitués en sociétés par actions] », dit-il.

Président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers, Flavio Vani craint que l’extension de la série F ait des conséquences négatives pour les clientèles financièrement moins à l’aise. « Les commissions intégrées nous permettaient de servir des clientèles moins favorisées. Les plus riches subventionnaient le service aux moins riches. C’était à moi, en tant que conseiller, de gérer mon temps. Avec la série F pour clients plus fortunés en fonds distincts, il deviendra peut-être nécessaire d’abandonner les plus petits clients », évoque-t-il.