«Est-ce que je vais bien m’en sortir ?»

C’est la question qui traverse l’esprit de nombreux clients quand ils pensent à leur bien-être financier. Un sondage effectué par la firme Léger en 2018 a mis en évidence que l’une des pires craintes des Canadiens sur le plan financier était de survivre à leurs économies.

Toutefois, apaiser cette crainte en répondant à la question par un «oui» catégorique pose un défi aux conseillers en services financiers en raison de la faiblesse persistante des taux d’intérêt associée au risque de longévité.

Pensez qu’en 1995, alors que l’inflation était de 1,7 %, le rendement d’un certificat de placement garanti (CPG) de cinq ans était de 7,1 %, ce qui représentait un rendement réel de plus de 5 %. La même année, l’espérance de vie de la femme de 75 ans était de 12,5 ans. Faisons un saut jusqu’en 2015 : le taux de rendement réel du même CPG était de -0,4 %, alors que l’espérance de vie de la femme de 75 ans était de plus de 14 ans, soit une augmentation de 12 %.

Compte tenu de ces tendances, les conseillers pourraient-ils faire l’objet d’une enquête pour n’avoir pas pris suffisamment de risques concernant leur clientèle âgée ?

En ce qui concerne les clients âgés, les organismes de réglementation mettent généralement l’accent sur les dangers potentiels des risques – à juste titre, étant donné que la convenance représente la première plainte récurrente des investisseurs. En 2018, l’Association canadienne des courtiers de fonds mutuels (ACCFM) a annoncé un survol des blocs d’affaires des conseillers pour détecter des problèmes d’investissements à haut risque et de convenance concernant les clients âgés. La «Note d’orientation sur les questions […] soulevées par les opérations avec les clients âgés», publiée en 2016 par l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), incitait les conseillers à faire preuve de vigilance concernant les clients âgés qui prennent trop de risques dans le but de générer du revenu.

Cependant, les mandats de croissance d’une partie du portefeuille des clients âgés sont devenus indispensables en raison de l’augmentation des horizons temporels de ces clients.

«Les personnes qui ont actuellement 65 ans pourraient vivre encore 30 ans», dit Steven Sofer, associé à Toronto chez Gowling WLG International, établie à Ottawa. Par conséquent, «il est nécessaire que la croissance soit intégrée au portefeuille de la plupart des clients».

Si ce n’est pas le cas, les conseillers pourraient ne pas faire de leur mieux pour les clients.

Selon Mitch Frazer, associé chez Torys LLP, à Toronto, lorsque les placements d’un client sont trop conservateurs pour financer une retraite adéquate, un tribunal pourrait juger éventuellement que le conseiller n’était pas «prudent», une considération juridique clé.

Bien que Mitch Frazer ne soit pas, jusqu’à présent, au courant de l’existence de cas de ce genre, «un litige concernant ce qu’est une retraite adéquate et ce qu’est un portefeuille prudent serait inévitable», étant donné la faiblesse historique des taux d’intérêt, dit-il, faisant référence plus particulièrement aux retraites avec obligation fiduciaire, et donc avec de plus grandes obligations.

À mesure que le cycle économique ralentit, des cas de ce genre pourraient se présenter. «Tant que les marchés boursiers montent, il n’y a habituellement pas beaucoup de litiges, observe Steven Sofer. C’est quand les marchés baissent que les litiges apparaissent.»

Toutefois, les rendements décevants ne suffisent pas pour alimenter les litiges, dit Mitch Frazer. L’essentiel, c’est que la prudence s’impose dans le processus de sélection d’un investissement par un conseiller. Cela se reflétera, par exemple, par les rendements de l’indice de référence par rapport aux rendements absolus, selon lui.

De plus, «quand on délaisse la diversification pour profiter de quelque chose qui promet, il y aura des gagnants et de grands perdants», et des litiges potentiels, affirme Steven Sofer.

Il cite l’exemple d’un client qui insiste pour être fortement positionné dans un titre de cannabis en vogue. Le conseiller devrait lui faire savoir clairement qu’il n’appuie pas cette décision de placement, car elle ne correspond pas à son profil de risque, et devrait lui faire signer un formulaire de décharge de responsabilité, dit Steven Sofer.

Ce dernier prévient également que le risque de litige augmente si un conseiller modifie les objectifs de placement d’un client pour qu’ils répondent à un produit qui en fait ne lui convient pas. Ce soi-disant «retapissage» a entraîné de nombreuses mesures d’application de la loi, a prévenu l’Association canadienne du commerce des valeurs mobilières (ACCVM) dans sa directive de 2014 sur la protection des investisseurs âgés.

Définir le risque raisonnable

En dépit d’un mandat de croissance potentiellement rigoureux, certains conseillers pourraient trouver la mise en oeuvre irréalisable.

Considérez qu’il existe trois options pour augmenter l’actif disponible pour la retraite : économiser plus tôt, économiser davantage ou prendre plus de risques (en supposant que la diminution des dépenses est impossible ou a déjà été réalisée). À la retraite, les deux premières options sont exclues, et la troisième peut l’être également si votre firme adopte une approche conservatrice (particulièrement en cas de ralentissement du cycle économique).

Prendre davantage de risques peut toutefois être une option quand les firmes ont une politique d’investissement basé sur les objectifs et dépassent la sagesse traditionnelle concernant la connaissance du client (KYC). Par exemple, la réponse à la question standard KYC «Quel degré de risque voulez-vous prendre ?» est «Ça dépend», dit Mark Yamada, président et chef de la direction de PÜR Investing, à Toronto. «Vous devez établir des priorités» en vous basant sur les divers objectifs du client, dit-il.

Pourtant, l’investissement basé sur les objectifs pourrait ne pas fonctionner si les clients ne reçoivent pas une planification financière complète, comme c’est souvent le cas dans un cadre réglementaire centré sur les produits et la convenance, explique Alan Goldhar, professeur de planification financière à l’Université York, à Toronto. Pour le compte du client moyen, «la planification financière n’est pas encore intégrée dans l’industrie du placement», dit-il.

Les objectifs à long terme, tels ceux liés à la planification successorale, pourraient être atteints au moyen d’actions versant des dividendes, précise-t-il, mais les conseillers doivent posséder les compétences nécessaires pour faire une analyse complète. Et ils doivent expliquer la stratégie aux clients, s’assurer qu’ils comprennent le risque et leur fournir la documentation complémentaire.

De plus, la convenance devrait être réévaluée régulièrement afin qu’une diversification de portefeuille soit maintenue, dit Steven Sofer.

Le manque d’obligation fiduciaire représente un autre défi lié au risque. Par exemple, s’il n’existe qu’une obligation de convenance, les coûts plus élevés des fonds peuvent être acceptables, affirme Alan Goldhar. C’est un problème, parce que l’effet des frais élevés sur un portefeuille est considérable tant pendant l’accumulation que pendant le décaissement.

Quand un client a un taux de retrait de 4 % et paie des frais de 2,5 % pendant 25 ans, les frais brûlent 64 % de son capital, fait remarquer Mark Yamada. «On n’a jamais dit aux clients que les frais sont composés tout comme les rendements», dit-il. Une obligation fiduciaire pour les conseillers au service de retraités serait un «premier pas positif» pour dissiper les inquiétudes des organismes de réglementation concernant les portefeuilles des clients âgés, ajoute-t-il.

Dans un article qu’il a cosigné avec Ioulia Tretiakova, «Autonomous Portfolio : A Decumulation Investment Strategy That Will Get You There» (Une stratégie de décaissement des investissements qui vous mènera à l’autonomie du portefeuille), Mark Yamada offre une solution pour stimuler le revenu dans les portefeuilles de retraite. Cette stratégie fait un rééquilibrage pour obtenir un risque constant en fonction de la volatilité des marchés, et les frais sont liés à la performance du portefeuille, avec un taux de retrait estimé qui varie entre 4 % et 6 %.

«Nous prenons un risque calculé» quand la volatilité des marchés est faible, dit-il. Il en résulte un cadre de gestion des risques qui relève les défis du revenu tout en minimisant la probabilité que le client soit à court d’argent avant son décès.

Parce qu’un produit efficace pour le décaissement doit intégrer des frais faibles, Mark Yamada prévoit qu’une plateforme en ligne, qui automatiserait la stratégie, pourrait offrir un tel produit à frais fixes.

La prévention constitue l’ultime panacée, autrement dit il faut préparer le terrain tôt. Idéalement, la formation en matière de finances assurerait que les clients comprennent l’importance de l’investissement régulier de petits montants dès leur jeunesse, dit Steven Sofer.

Même si les conseillers et les clients âgés sont susceptibles de continuer à affronter les défis du revenu, une tendance est encourageante : le nombre d’années passées à la retraite n’augmente pas, car les Canadiens choisissent de travailler plus longtemps. Selon Statistique Canada, en 2015, un Canadien sur cinq de 65 ans et plus était au travail.