Deux femmes souriantes regardent un écran d’ordinateur ensemble, probablement lors d’une séance de travail ou de formation en ligne.
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Mise en situation

Martine est conseillère en placement depuis plus de trente ans. Elle a bâti, avec rigueur et constance, une clientèle nombreuse et fidèle. Sa fille, Sandra, a grandi au rythme des conversations de cuisine sur la prudence, la confiance et la responsabilité qu’exige la gestion de l’épargne d’autrui. Diplômée et déjà expérimentée, elle travaille depuis quelques années aux côtés de sa mère.

Martine et Sandra sont des Autochtones, membres d’une Première Nation. Elles détiennent également le statut d’Indiens inscrits au sens de la Loi sur les Indiens[1]. Martine réside sur une réserve et y exerce principalement ses activités. Une part significative de sa clientèle habite la réserve ou des réserves voisines. Afin de maintenir le service aux clients situés hors réserve et d’assurer la relève, Sandra exerce également une partie de ses activités depuis un bureau à Montréal.

Après une carrière bien remplie, Martine souhaite assurer la relève en transférant son entreprise à sa fille Sandra. Cette transmission soulève deux grandes questions : la fiscalité applicable à la vente de l’entreprise de Martine à Sandra, et le régime d’imposition qui s’appliquera aux revenus futurs de Sandra, compte tenu d’une clientèle mixte et d’activités menées à la fois sur réserve et hors réserve.

Le cadre légal et fiscal de l’exonération

La fiscalité canadienne repose sur un principe simple : tout revenu est, en règle générale, imposable. Ce principe admet toutefois certaines exceptions prévues par la loi. L’article 87 de la Loi sur les Indiens en est une, puisqu’il prévoit qu’un Indien inscrit n’est pas assujetti à l’impôt à l’égard des biens personnels situés sur une réserve.

Les tribunaux ont confirmé que le revenu d’entreprise constitue un bien personnel au sens de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Ce constat est fondamental, car il ouvre la porte à l’application de l’exonération fiscale lorsque ce revenu peut être considéré comme situé sur une réserve.

Dans la Loi de l’impôt sur le revenu, cette exonération prend effet par l’alinéa 81(1)a) L.I.R., qui soustrait du calcul du revenu tout montant déclaré exonéré par une autre loi fédérale. Autrement dit, l’assiette imposable déterminée par la L.I.R. doit être lue en tenant compte de l’exemption conférée par l’article 87 de la Loi sur les Indiens.

En ce qui concerne le Québec, la Loi sur les impôts (L.I.) ne contient pas de disposition de concordance expresse. Toutefois, l’article 87 de la Loi sur les Indiens commence par les mots « nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale ». Cette formule lui confère un effet contraignant, de sorte que l’exonération s’impose également aux autorités fiscales québécoises.

Le bénéfice de cette exonération repose sur le statut d’Indien inscrit, reconnu au registre fédéral. Ce statut est de nature juridique : il est attribué en fonction des critères prévus par la Loi sur les Indiens et ne découle pas du lieu de résidence. Le fait d’habiter ou non sur une réserve n’influence donc pas l’attribution du statut. Toutefois, la résidence peut devenir un facteur pertinent lorsqu’il s’agit d’établir si un revenu est effectivement situé sur une réserve.

En pratique, l’exonération peut viser, selon les faits :

  • Le revenu d’emploi, lorsque l’emploi est suffisamment rattaché à une réserve ;
  • Le revenu d’entreprise, lorsque l’exploitation présente un lien suffisant avec une réserve ;
  • Les biens meubles ou immeubles, lorsqu’ils sont situés sur une réserve.

Cette exonération n’est toutefois pas automatique. Sa portée dépend de la localisation effective du revenu ou du bien, ce qui conduit à l’analyse des critères développés par les tribunaux pour établir ce lien.

Les facteurs de rattachement

L’exonération prévue à l’article 87 repose sur la localisation du revenu. Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877, reprise par la Cour d’appel fédérale dans Southwind c. La Reine, 98 D.T.C. 6084 (C.A.F.), cette localisation se détermine au moyen de facteurs de rattachement (connecting factors).

Dans le cas du revenu d’entreprise, deux éléments sont considérés comme les plus importants : le lieu où les activités génératrices de revenus sont effectivement exercées et le lieu où se trouvent les clients de l’entreprise. D’autres facteurs, bien que secondaires, peuvent également être pertinents, tels que l’endroit où les décisions d’affaires sont prises, où les paiements sont reçus, la nature du travail et du type d’entreprise, ainsi que l’emplacement du bureau fixe et des livres comptables. La résidence du propriétaire, pour sa part, est généralement considérée comme un facteur de faible poids.

Application pratique

L’application des facteurs de rattachement permet de tracer certaines lignes directrices. Lorsque les services sont rendus sur la réserve à une clientèle qui s’y trouve également, le revenu est en principe exonéré. Lorsque les services sont rendus sur la réserve mais destinés à des clients situés hors réserve, l’exemption peut être reconnue de façon partielle, selon la pondération des facteurs de rattachement applicables. Enfin, lorsque les services sont rendus hors réserve à une clientèle hors réserve, le revenu est généralement considéré comme imposable.

Lorsque la pondération des facteurs de rattachement révèle une situation mixte, la jurisprudence et les positions administratives admettent la possibilité d’une proratisation du revenu. Ainsi, seule la portion rattachée à des activités et à des clients sur la réserve peut bénéficier de l’exemption, tandis que le reste demeure imposable.

Étude de cas appliquée : Martine et Sandra

Dans la situation de Martine, la majorité des facteurs de rattachement se trouvent sur la réserve. Les services sont principalement rendus sur ce territoire, une part significative de la clientèle y réside et le bureau d’attache y est situé. Les décisions d’affaires y sont également prises. Considérés dans leur ensemble, ces éléments confèrent au revenu d’entreprise de Martine un rattachement prépondérant à la réserve, justifiant l’application de l’exonération prévue à l’article 87.

La situation de Sandra présente davantage de complexité. Elle exerce une partie de ses activités auprès de la clientèle de la réserve, mais maintient aussi un bureau à Montréal et développe une clientèle hors réserve. Ses facteurs de rattachement apparaissent ainsi partagés. L’analyse conduit alors à une imposition partielle : seule la portion du revenu directement rattachée à la réserve peut bénéficier de l’exemption, tandis que le solde demeure imposable.

La transmission intergénérationnelle de l’entreprise

La transmission d’une entreprise par un Indien inscrit peut prendre la forme d’une vente des actions de la société exploitante ou d’une cession des actifs, dont la clientèle constitue un élément central. Ces deux avenues comportent des incidences fiscales distinctes.

Vente des actions

La vente d’actions constitue la disposition d’un bien incorporel. La question de leur qualification comme bien meuble personnel au sens de l’article 87 de la Loi sur les Indiens a été débattue. La jurisprudence et l’ARC ont reconnu que certaines catégories de biens incorporels peuvent bénéficier de l’exonération, mais dans le cas des actions, l’analyse repose de façon déterminante sur les facteurs de rattachement. Le lieu où se trouvent la gestion, les décisions d’affaires et les activités principales de la société exploitante devient crucial pour établir si ces actions sont situées sur la réserve. Ainsi, le gain en capital réalisé lors de la vente d’actions peut être exonéré si les facteurs pointent vers la réserve, mais cette exonération n’est pas automatique et doit être appréciée à la lumière des faits.

Vente des actifs

Lorsque la transmission prend la forme d’une vente d’actifs de l’entreprise, par exemple la cession de la clientèle, l’analyse est différente. La clientèle est considérée comme un bien en immobilisation incorporel, mais la jurisprudence a reconnu qu’un tel bien incorporel constitue aussi un bien meuble personnel au sens de l’article 87. À ce titre, la disposition de la clientèle par un Indien inscrit peut être exonérée d’impôt si les facteurs de rattachement démontrent que cette clientèle est située sur la réserve. À l’inverse, si la clientèle ou les activités de l’entreprise se rattachent principalement hors réserve, le gain en capital sera imposable.

Conséquences fiscales pour l’acheteuse

Pour Sandra, l’acquisition, qu’il s’agisse d’actions ou d’actifs, ne modifie pas les principes applicables à l’imposition de ses revenus futurs. Comme précédemment, seule la portion de revenu d’entreprise rattachée à la réserve pourra bénéficier de l’exemption, le reste demeurant imposable.

Au-delà des règles fiscales

L’analyse de la fiscalité applicable aux revenus et aux gains réalisés par des personnes inscrites en vertu de la Loi sur les Indiens illustre la spécificité de ce régime. Les principes généraux de rattachement, issus de la jurisprudence, exigent une évaluation minutieuse de la localisation réelle des activités et des biens. Cette rigueur se reflète autant dans l’exploitation quotidienne d’une entreprise que dans le moment plus décisif de sa transmission à la génération suivante.

Dans le cas de Martine et Sandra, l’étude démontre qu’au-delà des règles techniques, les choix de structure et les circonstances factuelles déterminent la portée de l’exonération. La clientèle, reconnue comme un bien meuble personnel, peut bénéficier de la protection prévue à l’article 87 de la Loi sur les Indiens lorsque les liens avec la réserve sont prépondérants, tandis que les actions requièrent une analyse plus nuancée.

Au-delà des considérations techniques, cette fiscalité particulière illustre la spécificité d’un régime qui repose à la fois sur le droit fiscal et sur la reconnaissance historique et culturelle du lien entre les Indiens inscrits et leur territoire. Elle impose aux professionnels une compréhension approfondie non seulement des règles fiscales, mais aussi du rôle identitaire que joue ce régime. Dans ce contexte, chaque transmission d’entreprise par un Indien inscrit devient une occasion de conjuguer continuité familiale, pérennité entrepreneuriale et respect des spécificités juridiques autochtones.

[1] La Loi sur les Indiens est une loi de juridiction fédérale. Elle encadre notamment l’inscription des membres des Premières Nations et prévoit certaines dispositions particulières en matière fiscale, dont l’exonération d’impôt sur le revenu dans des situations précises.