ayphoto / 123rf

Ce faisant, les règles rigoureuses de preuve civile s’appliquent à de tels litiges. Quant aux dossiers entendus au Québec par la Cour canadienne de l’impôt, du moins ceux régis par la procédure générale, la décision Commission scolaire de Victoriaville c. La Reine, 2002 ACI nº 208, a rendu clair le fait qu’ils sont eux aussi assujettis aux règles de preuve civile québécoises, par le truchement de l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada (« L.P.C. »).

Or, la règle de preuve contenue aux articles 2843 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et 279 du Code de procédure civile (« C.p.c. ») veut qu’un témoignage soit rendu verbalement et à l’audience, afin que le juge puisse apprécier la crédibilité de ce témoignage. Ainsi, il n’est en général pas permis à une partie dans un litige de rapporter des faits d’une autre personne ni de produire une déclaration écrite rédigée à l’avance en guise de témoignage. Non seulement une telle déclaration constitue du ouï-dire, mais elle est également du self-serving evidence, ce qui est en théorie proscrit.

Un rapport de vérification fiscale constitue en principe une déclaration écrite. Pourtant, il est largement répandu qu’il soit produit en preuve dans tout litige fiscal. Cette pratique pourrait déroger à la règle ci-dessus mentionnée, puisque cela revient à témoigner avant l’audience et par écrit. Ainsi, peut-on vraiment, comme il est de pratique courante de le faire, produire en preuve un rapport de vérification fiscale?

Si cette possibilité paraît, de prime abord, écartée par les règles de preuve civile, l’article 82 de la Loi sur l’administration fiscale (« L.A.F. ») et les paragraphes 244(9) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») et 335(5) de la Loi sur la taxe d’accise (« L.T.A. ») semblent au contraire permettre la production en preuve d’un tel écrit. Qu’en est-il donc?

La mise en preuve du rapport en cas de consentement

Lorsque la partie adverse consent à la production en preuve, ou fait défaut de s’objecter, même à une preuve techniquement illégale, le débat ne va pas plus loin : selon l’article 2859 C.c.Q., le juge ne devrait pas intervenir. À ce titre, l’article 292 C.p.c. offre un bon moyen de mettre en preuve une déclaration antérieure d’un témoin sans comparution.

L’article 82 L.A.F. et les paragraphes 244(9) L.I.R. et 335(5) L.T.A. sont en quelque sorte les équivalents fiscaux de cet article 292 C.p.c. En effet, en matière fiscale, ces dispositionscréent une procédure d’exception qui permet d’introduire en preuve un document émanant du fisc. Selon ces dispositions, un document fait preuve contre le contribuable, en l’absence de toute preuve contraire, à condition qu’il soit accompagné d’une déclaration sous serment d’un employé du fisc. Du moment que la partie adverse ne s’objecte pas, il n’est alors pas nécessaire de faire témoigner le déclarant, comme l’a notamment établi l’affaire 2640-6496 Québec inc. (Distributions SL enr.) c. SMRQ, 2007 QCCQ 11096.

En ce qui concerne le rapport de vérification, la décision récente Philibert et 9191-2022 Québec inc. c. l’Agence du revenu du Québec, rendue le 27 septembre 2019, a établi que le libellé de l’article 82 L.A.F. permettait de déposer le rapport en preuve, rejetant de ce fait l’objection du contribuable à cet égard. Il revient alors au juge du fond d’évaluer, au cas par cas, la valeur probante de ce rapport. La porte semble donc ouverte à ce que le recours à une telle disposition soit permis même en l’absence de consentement de la partie adverse.

La mise en preuve du rapport en l’absence de consentement

A)       Les cas où le vérificateur témoigne

En l’absence de consentement de la partie adverse, l’article 2871 C.c.Q. permet la production en preuve d’une déclaration antérieure d’une personne qui comparaît à l’audience, à condition de présenter des garanties suffisamment sérieuses pour pouvoir s’y fier. Cet article est en fait une exception à l’interdiction du ouï-dire; en effet, faire entendre l’auteur de la déclaration lors de l’audition permet justement d’accroître la fiabilité de celle-ci. Les effets néfastes que vise à éviter la prohibition du ouï-dire sont ainsi enrayés.

Les auteurs s’entendent généralement pour dire que l’utilisation de l’article 2871 C.c.Q. doit respecter trois conditions. Premièrement, la déclaration doit avoir été faite par une personne qui comparaît comme témoin; deuxièmement, elle doit porter sur des faits au sujet desquels le témoin peut déposer; et troisièmement, elle doit présenter des « garanties suffisamment sérieuses pour pouvoir s’y fier ». Cette dernière condition s’appelle le test de fiabilité.

En ce qui concerne les enquêteurs ou vérificateurs au service du gouvernement, même s’ils sont en théorie assujettis à la règle prohibant le témoignage écrit, le professeur Royer précise que les articles 2870 et 2871 C.c.Q. visent justement à créer une exception à cette règle en ce qui les concerne, parce que leurs déclarations sont généralement fiables (Jean-Claude ROYER, La preuve civile, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2016, par. 745).

À ce sujet, l’article 2870 C.c.Q., qui s’applique aux déclarations antérieures faites par une personne qui ne témoigne pas à l’audience, prévoit également des situations où la fiabilité d’une déclaration antérieure est présumée. C’est notamment le cas des « documents établis dans le cours des activités d’une entreprise ». Autrement dit, en présence d’une déclaration antérieure qui est un document d’entreprise, le test de fiabilité est rempli d’office. Il s’agit toutefois d’une présomption simple.

Notons au passage que la présomption de fiabilité de l’article 2870 C.c.Q. -dans les cas où le déclarant ne témoigne pas -s’applique également à l’article 2871 C.c.Q. -dans les cas où le déclarant témoigne (J.-C. ROYER, par. 822).

De manière similaire, le paragraphe 30(1) L.P.C. prévoit qu’une « pièce établie dans le cours ordinaire des affaires » est admissible en preuve sur simple production, en remplacement du témoignage de son auteur.

Le rapport de vérification est-il un document établi dans le cadre des activités d’une entreprise ou dans le cours ordinaire des affaires?

Il est aujourd’hui assez clair que l’État ou l’un de ses organes peut tout à fait exploiter une entreprise au sens de la définition qu’en fait l’article 1525 C.c.Q. Or, la définition contenue à cet article s’applique à tout le Code civil, incluant la section sur la preuve (Windsor (Ville de) c.2536-6543 Québec inc., 2010 QCCS 5418).

Toutefois, un document établi par une entreprise ne l’est pas forcément dans le cours de ses activités; il faut une certaine régularité (J.-C. ROYER, par. 919-920). À ce titre, le sous-alinéa 30(10)a)(i) L.P.C. crée une exception en disant que l’admissibilité prévue au paragraphe 30(1) L.P.C. ne s’applique pas à une « pièce établie au cours d’une investigation ou d’une enquête ».

En matière fiscale, l’affaire Zakic.La Reine, 2010 CCI 606, se penche précisément sur le sens de l’expression « cours ordinaire des affaires » en ce qui concerne un rapport de vérification. Dans ce dossier, un vérificateur s’est fondé, afin d’établir la cotisation, sur les feuilles de travail de son prédécesseur qui avait quitté l’ARC pendant sa vérification, se basant, pour ce faire, sur le paragraphe 30(1) L.P.C. Le juge a plutôt déterminé que le rapport était un document établi au cours d’une enquête et entrait donc sous l’égide du sous-alinéa 30(10)a)(i) L.P.C. en raison du « rapport d’opposition » entre l’ARC et le contribuable. Ce faisant, la prétention de l’ARC voulant que le rapport de vérification soit un document établi « dans le cours ordinaire des affaires » a donc été rejetée, parce qu’un tel rapport était justement préparé en prévision éventuelle d’un litige.

Or, cette décision contredit en apparence l’arrêt SMRQ c. Fava, 1984 R.D.F.Q. 98, rendu par la Cour d’appel du Québec en 1984. Le débat dans cette affaire consistait à déterminer si le fisc pouvait refuser de donner communication du rapport de vérification au contribuable sous prétexte qu’il s’agissait d’un document privilégié. Tout en réaffirmant qu’un document préparé par une partie au bénéfice de son avocat est un document privilégié, la Cour en vient à la conclusion que le rapport de vérification n’entre pas dans cette catégorie. Le but premier du rapport, selon la Cour, n’est pas de préparer un litige, mais bien de déterminer le revenu imposable d’un contribuable. Ce faisant, comme le rapport n’est pas protégé par le privilège, le fisc a l’obligation d’en donner accès au contribuable.

À la lumière de ces décisions, on ne peut donc pas aisément conclure qu’un rapport de vérification est établi dans le cadre des activités du fisc. C’est compréhensible : loin d’être un document usuel ou routinier, le rapport risque fort de susciter des questionnements et des désaccords, ce qui n’est généralement pas le cas des documents d’entreprise.

Pour l’heure, il nous semble donc qu’il serait hasardeux pour le fisc, afin de produire un rapport de vérification en preuve, de se fier uniquement sur la présomption de fiabilité éventuellement conférée par ces articles.

B)           Les cas où le vérificateur ne témoigne pas

Lorsque, tout en déposant le rapport de vérification, le vérificateur n’est pas appelé à témoigner, la situation passe logiquement sous l’égide de l’article 2870 C.c.Q., qui prévoit le cas où on veut produire une déclaration sans comparution du témoin. En plus du test de fiabilité que prévoit aussi l’article 2871 C.c.Q., la déclaration produite en vertu de l’article 2870 C.c.Q. doit également satisfaire à un test de nécessité, soit de « s’assurer qu’il est impossible d’obtenir la comparution du déclarant comme témoin, ou déraisonnable de l’exiger ».

Le décès, la maladie, l’absence, la disparition, l’éloignement, l’incapacité de retracer le témoin ou son refus de témoigner, ou encore son incapacité à se rappeler les faits, ont entre autres été considérés comme des éléments qui permettent de remplir le test de nécessité (J.-C. ROYER, par. 784). Démontrer une impossibilité absolue n’est donc pas nécessaire.

Au demeurant, la jurisprudence en matière fiscale semble très réticente à ce que le rapport soit déposé sans témoin. Le juge Hogan s’interpose à ce sujet dans l’affaireChomica c.La Reine, 2003 D.T.C. 535, en disant que si le rapport de vérification peut effectivement servir de base à la cotisation, encore faut-il respecter les règles d’admissibilité en ce qui concerne son admission en preuve. En l’absence de témoin, le rapport est, en soi, « au mieux, peu crédibl[e] et, au pire, totalement inadmissibl[e] ». Cette décision, rendue en Ontario, a été citée avec approbation à deux reprises au Québec, dans les affaires Lavie c. La Reine, 2006 CCI 655, et 9129-4348 Québec inc. c. La Reine, 2007 CCI 2.

Les juges de la Cour du Québec sont visiblement du même avis. Dans la décision Sabbagh c. Agence du revenu du Québec, 2013 QCCQ 341, le juge est très réticent à donner foi au rapport de vérification en l’absence du vérificateur et a donc préféré aux chiffres énoncés dans le rapport ceux avancés par la contribuable.

En fait, si le vérificateur est absolument indisponible pour témoigner, le fisc choisira généralement de le remplacer par une personne qui a aussi signé le rapport, soit le chef d’équipe ou le chef de service.

À ce titre, l’argument du fisc selon lequel la chef d’équipe est un témoin compétent, puisqu’elle a signé le rapport de vérification et a ainsi une connaissance personnelle du dossier, a été présenté dans l’affaire 9103-4348 Québec inc. c. La Reine, 2015 CCI 220, en réplique à une objection fondée sur le ouï-dire. La Cour a finalement rejeté l’objection, mais en se basant sur d’autres considérations. Il est dommage que la valeur juridique de cet argument n’ait pas été analysée, car aucune autre décision ne semble s’intéresser à cette question.

Dans les faits, il serait probablement raisonnable, dans un souci de proportionnalité et d’économie des ressources judiciaires, qu’un chef d’équipe témoigne sur le rapport lorsque celui-ci se limite pour l’essentiel à analyser des données tirées d’un système. À l’inverse, il y aura probablement lieu de faire droit à une objection au témoignage d’un chef d’équipe lorsque les faits ayant mené à la cotisation ont été constatés personnellement par le vérificateur absent, par exemple dans le cas d’une vérification sur place.

Conclusion

En somme, et malgré qu’aucune décision ne se soit directement prononcée sur le sujet, il semble que les juges appelés à trancher des litiges fiscaux au Québec appliquent, sans le dire ou de manière inconsciente, le mécanisme des déclarations du Code civil du Québec afin de statuer sur l’admissibilité du rapport de vérification fiscale lorsque celui-ci est produit comme pièce au dossier. Cette interprétation s’arrime avec la possibilité offerte par les dispositions fiscales d’exceptions que sont l’article 82 L.A.F. et les paragraphes 244(9) L.I.R. et 335(5) L.T.A.

Évidemment, sans être produit comme pièce, le rapport pourrait tout simplement être utilisé à titre de notes personnelles par un témoin, afin de se rafraîchir la mémoire. Néanmoins, le produire comme pièce permet de s’assurer que le juge puisse en prendre connaissance avant l’instruction ou au début de celle-ci. Bien entendu et comme la jurisprudence l’a démontré, la production du rapport en preuve risque d’être beaucoup plus mal reçue en l’absence totale de témoin.

Par Julien Vailles, Avocat, LL.M. fisc., Revenu Québec, Julien.Vailles@revenuquebec.ca

* Ce texte a paru initialement dans le magazine Stratègede l’APFF, (Été 2021), vol. 26, no2.