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« Comme fiduciaires de notre richesse collective, les fonctionnaires du ministère des Finances du Canada échouent lamentablement à remplir ce rôle », écrit Yves Chartrand, fiscaliste au CQFF, dans sa deuxième version du bulletin La grande déroute fiscale du ministère des Finances du Canada et de ses fonctionnaires (2e partie).

Cette fois-ci, le CQFF déplore que les fonctionnaires aient tardé à empêcher le transfert de polices d’assurance vie à une société privée alors qu’ils forcent des particuliers ayant des revenus étrangers à des exigences fiscales trop coûteuses et inutiles. Ce groupe dénonce aussi une stratégie qui a permis à « environ de 13 000 enfants âgés de 0 à 19 ans qui ont réalisé depuis 2001 un total de près de 3 milliards $ de gains en capital exemptés d’impôt à la vente d’actions de PME ».

« De nombreux problèmes non corrigés, des erreurs d’incompétence, du laxisme et du « je-m’en-foutisme » desdits fonctionnaires font perdre des milliards de dollars en recettes au trésor fédéral tout en ne corrigeant pas les iniquités évidentes, et ce, tel que nos deux premiers bulletins viennent de le démontrer (…) tout cela se fait au détriment des contribuables », indique Yves Chartrand, dans son bulletin qu’il a intitulé « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font », citant ainsi l’Évangile selon Saint Luc.

Le ministre des Finances du Canada, Bill Morneau, n’était disponible afin de commenter ce bulletin et répondre aux questions de Finance et Investissement, mardi. Une porte-parole du ministère des Finances a toutefois indiqué dans un courriel que « le ministère prend note des commentaires des intervenants et du public au sujet des règles fiscales. De façon générale, le ministère n’émet pas de commentaires sur ceux-ci. » Notons que le cabinet du ministre des Finances avait livré le même genre de répondre aux critiques du CQFF formulées lors de la parution du premier bulletin du genre en septembre 2017.

Voici quelques exemples d’éléments que le CQFF dénonce dans son bulletin de septembre 2018.

  1. Plusieurs formulaires T1135 complétés « pour rien »

Le CQFF juge inutile que plusieurs contribuables doivent produire le formulaire T1135 afin de déclarer qu’ils détiennent des placements boursiers étrangers, comme des actions cotées à la bourse de New York, et ce, même si elles sont détenues par l’intermédiaire d’un courtier en valeurs mobilières au Canada ou d’autres institutions financières au Canada.

Le formulaire fiscal T1135 qui doit être produit annuellement par les contribuables qui possèdent, à un moment quelconque de l’année, plus de 100 000 $ de « placements étrangers déterminés », calculés en utilisant le coût desdits placements.

« Pourtant, chaque année qu’un tel contribuable aura reçu des dividendes sur ses actions de Cisco, d’Apple ou d’AT&T, l’institution financière canadienne aura l’obligation d’émettre un feuillet de renseignements T5, tout comme elle devra émettre un feuillet T5008 si le contribuable vend le titre boursier dans l’année. Bref, l’ARC est déjà bien au courant des détails entourant les revenus ou la vente de tels placements étrangers détenus par le biais d’une institution financière canadienne », déplore le CQFF, dans son bulletin.

Le CQFF révèle que 68 % des contribuables canadiens qui doivent remplir le formulaire T1135 le font uniquement en raison du fait qu’ils détiennent des placements boursiers étrangers auprès d’institutions financières canadiennes, d’après de l’information obtenue en vertu de la Loi sur l’accès à l’information par cette organisation. Selon le CQFF, ils le font « strictement pour rien ».

« Au cours des 10 dernières années, plusieurs contribuables ayant omis de produire le formulaire, mais ayant déclaré tous leurs revenus étrangers sur lesdits placements boursiers étrangers (détenus via une institution financière canadienne) ont dû soit payer la pénalité de 2 500 $, soit utiliser le Programme de divulgations volontaires (PDV) de l’ARC afin d’éviter d’avoir à payer ladite pénalité. Ce processus bureaucratique lourd a fortement monopolisé les fonctionnaires de l’ARC affectés au PDV. Tout cela, pour des revenus et gains déjà entièrement déclarés et que le fisc connaissait déjà en raison des feuillets fiscaux T5 et T5008 émis par les institutions financières canadiennes », écrit Yves Chartrand.

  1. Transfert de polices d’assurance vie : le ministère a tardé à s’ajuster

Selon le CQFF, le ministère des Finances s’est privé de centaines de millions de dollars en recettes fiscales puisqu’il a tardé à mettre fin à une stratégie fiscale permettant aux propriétaires d’entreprises de transférer leur police d’assurance vie à leur société par actions privée.

« Voilà un bel exemple où les fonctionnaires du ministère des Finances du Canada, malgré plusieurs signaux clairs et sans équivoque et de nombreux écrits publics sur le sujet, ont pris 14 ans pour corriger une stratégie de planification fiscale extrêmement connue par les praticiens, mais qui allait complètement à l’encontre de toute politique fiscale la moindrement sensée. »

Selon le CQFF, l’Agence de revenu du Canada indiquait en 2002 au ministère des Finances que lorsqu’un particulier transfère une police d’assurance vie à une société qu’il contrôle à sa juste valeur marchande (JVM), le résultat de cette transaction est que l’actionnaire pouvait effectivement retirer de l’argent de sa société sans impôt.

Cette stratégie fiscalement très avantageuse pour l’actionnaire a été arrêtée lors de l’adoption du budget fédéral des Finances, en mars 2016. Pour corriger cette situation, le ministère des Finances y a prévu l’ajout d’une nouvelle règle fiscale dont l’application est rétroactive.

Au décès des actionnaires ayant déjà vendu leur police d’assurance à leur société par actions, le compte de dividende en capital (CDC) de la société sera crédité du montant du capital décès (moins le coût de base rajusté de la police) duquel sera réduite la somme non imposable qu’ils auront reçue lors du transfert de la police à la société.

« Cela aura pris seulement 14 ans (!!) pour que les fonctionnaires du ministère des Finances du Canada sortent de leur profonde inertie et modifient la Loi! », dénonce le CQFF.

Selon le CQFF, plusieurs PME exploitant une entreprise de services professionnels (comme des comptables, avocats, médecins, dentistes, etc.) se sont constituées en sociétés par actions et ont transféré les actifs de leur entreprise personnelle à leur nouvelle société… y compris des polices d’assurance vie dont la JVM avait augmenté sensiblement depuis la souscription originale auxdites polices.

« Vous croyez que cela n’est arrivé que rarement depuis 2002? Vous avez tout faux! Bien que personne ne connaîtra jamais les chiffres exacts, nous sommes au courant de tonnes de dossiers où cela est survenu pour des montants variant entre 50 000 $ et 800 000 $. Et il y a assurément eu des transferts pour des montants encore plus importants que les exemples de chiffres susmentionnés », affirme le CQFF.

  1. Des enfants qui réalisent des gains en capital élevés…

Le CQFF affirme aussi qu’environ de 13 000 enfants de 0 à 19 ans ont réalisé depuis 2001 un total de près de 3 G$ de gains en capital exemptés d’impôt à la vente d’actions de PME. Comment des enfants ont-ils pu réaliser de tels gains alors qu’ils ne sont généralement pas en mesure de conclure un contrat valide? En raison d’une disposition fiscale qui le permet encore aujourd’hui.

Ainsi, il existe depuis 1985 une exonération cumulative de gains en capital lors de la vente d’actions de PME et aussi lors de la vente de biens agricoles ou de pêche admissibles. Pour les actions de PME, ce seuil s’élève en 2018 à 848 252 $ de gains pouvant être exonéré pour chaque particulier admissible (le seuil est de 1 million $ pour les biens agricoles et de pêche).

Cette mesure a été notamment instaurée en 1985 afin de stimuler la prise de risque et les investissements dans les petites entreprises, à mieux construire la sécurité financière des propriétaires pour la retraite et, dans le cas des entreprises agricoles ou de pêche, d’offrir un incitatif à leur développement, fait mention le CQFF.

Or, certaines stratégies fiscales permettent de multiplier l’exonération cumulative de gains en capital au sein d’une même famille lors de la vente d’une PME. « Encore récemment, l’auteur des présentes lignes a été mis au parfum d’une transaction de vente d’actions de PME où cinq membres de la même famille (Monsieur, Madame et les trois enfants mineurs) ont exonéré un total de 4 M$ de gains en capital sur un gain total d’un peu plus de 8 M$, soit cinq fois l’exonération d’environ 800 000 $ applicable à ce montant », lit-on dans le bulletin.

Selon le CQFF, une telle générosité visant des enfants mineurs n’a aucun bon sens : « Pourquoi accorder une aide fiscale d’une telle ampleur… à une famille qui n’en avait clairement pas besoin? »

« L’exonération moyenne du gain en capital réclamée par chacune de ces jeunes personnes dans les dernières années s’élevait à 280 000 $! Vous avez bien lu! Quel gaspillage de recettes fiscales! À notre avis, ce chiffre aurait dû s’élever, pour l’essentiel, à zéro! », souligne Yves Chartrand, dans son bulletin.

Cet avantage fiscal est une aberration, selon Yves Chartrand, qui fait une analogie avec l’exemption sur le gain en capital accordée lors de la vente d’une résidence principale.

« Depuis 1981, cette exemption est limitée à une seule par « famille », cette dernière expression signifiant, pour l’essentiel, les conjoints fiscaux et les enfants… mineurs! (…) Ainsi, il est impossible de multiplier l’exonération du gain en capital à l’égard d’une résidence principale sur plusieurs immeubles, et ce, en utilisant des enfants mineurs. Cela est simple, clair, limpide et… équitable », écrit Yves Chartrand.

Le bulletin contient d’autres exemples de ce que le CQFF qualifie d’erreur.

Yves Chartrand éprouve un tel ras-le-bol à l’égard des erreurs du ministère fédéral des Finances qu’il demande aux élus d’agir : « Quand le Comité permanent des finances de la Chambre des communes va-t-il s’intéresser à ce problème? Quand le Comité sénatorial permanent des finances nationales va-t-il s’attarder à ce gâchis? Quand les députés fédéraux vont-ils se pencher sur ce dilapidage de fonds publics réalisé par leurs propres fonctionnaires censés être des experts sur les questions fiscales? Quand le vérificateur général du Canada va-t-il réaliser l’ampleur de ce qui se passe sous ses yeux? »