
À l’occasion du Baromètre de l’assurance 2024, un segment de conseillers en sécurité financière a fait part de craintes concernant la distribution d’assurance vie en ligne. Certaines sont fondées, d’autres semblent l’être beaucoup moins.
Un répondant soulève plusieurs questions : « Est-ce que les gens vont s’assurer eux-mêmes en ligne sans comprendre ce qu’ils achètent ? Ou ils vont nous demander conseil, avant d’acheter en ligne par la suite, et nous aurons perdu notre temps ? Est-ce que nos clientèles actuelles vont continuer de garder leur valeur et seront “revendables” à de nouveaux représentants ? »
Un autre conseiller juge que ceux qui sont tentés d’acheter de l’assurance en ligne ignorent la valeur du conseil financier pour « déterminer combien d’assurances ils ont besoin » et les guider en cas de problème avec leur police.
D’autres demandent jusqu’à quel point les plateformes de vente en ligne répondent bien aux besoins des clients.
Certains répondants s’inquiètent de l’influence sur leurs activités de plateformes d’offre d’assurance de personnes en ligne, comme Emma.
« J’ai une cliente qui a souscrit à ça, alors que je suis déjà sa conseillère en assurance et elle le savait. Je n’en reviens pas comment ce genre de plateforme attrape n’importe quel client. »
Un autre répondant se soucie du risque de « désinformation soumise via les médias sociaux et les fournisseurs d’assurance en ligne ».
En résumé, quatre enjeux se dessinent : le risque pour les consommateurs d’acheter sans conseil des produits qui ne leur conviennent pas, le risque de désinformation, le risque commercial pour un conseiller de se faire ravir ses clients, enfin le risque d’une perte de valeur des blocs d’affaires des conseillers.
Les commentaires recueillis auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF) et de spécialistes du secteur financier permettent de croire que les deux premières craintes exprimées plus haut sont sans fondement.
L’encadrement de l’AMF protège les consommateurs
D’abord, même après des décennies de présence d’Internet dans nos vies, la vente de produits d’assurance en ligne en 2021 ne représentait encore que 0,7 % du marché total, soit 96 millions de dollars (M$) sur un marché de primes souscrites s’élevant à 13,9 milliards de dollars. La plupart des assurances vendues en ligne touchent des polices d’assurance de dommages. La part des ventes d’assurance vie s’élevait à seulement 441 600 $. En 2024, rapporte l’AMF dans un échange de courriels, « les primes des contrats d’assurance vendus en ligne étaient de 124 M$ », une hausse de 29 % en trois ans. L’AMF ne précise toutefois pas à quel niveau étaient passées les ventes d’assurance vie.
Dans son courriel, l’AMF réitère les éléments essentiels du « Règlement sur les modes alternatifs de distribution » (RMAD). Tout d’abord, un client doit avoir accès à un représentant s’il le souhaite et le cabinet doit conseiller le client comme s’il était un représentant. Il doit donc s’enquérir de la situation de son client afin de cerner ses besoins et s’assurer de la convenance du produit qu’il lui offre. Enfin, « la réglementation exige que les renseignements présentés sur l’espace numérique soient présentés au client dans une forme claire, lisible, précise et non trompeuse ».
L’AMF est d’avis que le consommateur québécois est bien protégé lorsqu’il magasine en ligne. « Les groupes de discussion, tenus en mars 2024, ont permis de conclure que le RMAD est adéquat et qu’il permet au consommateur qui choisit de conclure une transaction de façon autonome en ligne d’avoir accès aux renseignements requis pour prendre une décision éclairée. »
Dans la consultation de l’AMF sur le RMAD de 2022, plusieurs assureurs de personnes indiquaient que le RMAD représente des défis d’application difficilement conciliables avec les produits d’assurance de personnes, ce qui empêche certains de développer leur marché. « Selon eux, les exigences sont exagérées au point que concevoir des espaces numériques conformes impliquerait trop en termes de développement technologique et coûterait trop cher », lit-on dans le rapport. D’où le manque de développement du marché en ligne en assurance de personnes.
Sites d’information plus que de transactions
C’est un bilan que confirme Christian Laroche, consultant stratégique en distribution de services financiers. « L’AMF a bien encadré le secteur, » juge-t-il. Du même coup, il constate que les sites de vente en ligne « donnent une information importante, mais ils ne sont pas assez complets. C’est fait pour amener le client à se rendre compte qu’il a besoin d’aide. Je ne vois pas ça comme une menace. »
En effet, dans Emma.ca, la principale plateforme à laquelle les répondants du Baromètre de l’assurance font référence, il vient un moment en ligne où « les clients vont frapper un mur, soutient Félix Deschatelets, président d’Emma Services financiers. Pour leur donner du soutien, on a des conseillers qui peuvent aider le client à naviguer selon ses besoins et parmi les produits. Le client est-il laissé à lui-même ? Ce n’est pas ce que permet l’AMF. »
Cependant, les deux risques de nature commerciale que soulèvent les répondants du Baromètre demeurent entiers. Pour l’instant, ces risques sont minimes parce que la vente d’assurance en ligne, selon les chiffres de l’AMF, n’a certainement pas envahi le Québec.
Pas encore. Car la fréquentation d’Emma est déjà significative. « On parle de plusieurs dizaines de milliers de visiteurs par mois sur Emma », affirme Félix Deschatelets. Et cette clientèle est une promesse d’avenir : « Plusieurs de nos clients sont de premiers acheteurs d’assurance ; la moyenne d’âge est de 31 ans. Ça montre qu’on peut aller chercher les nouveaux acheteurs d’assurance, qui ont des habitudes d’achat différentes. »
Le mode actuel de fréquentation en ligne « ne constitue pas une menace », pense Christian Laroche. Il prend exemple d’une jeune programmeuse de 24 ans qui travaillait pour lui il y a quelques années au développement d’une plateforme de transaction en ligne. « Jamais je n’achèterais ça [en ligne], lui avait-elle dit. C’est un produit trop complexe qui exige l’intervention de spécialistes. »
Pour certains produits courants, comme une assurance habitation, « les gens pourront facilement se servir eux-mêmes en ligne, juge Christian Laroche, mais l’assurance vie est un domaine autrement plus complexe, qui requiert le coup d’œil d’experts. »
Quant à la concurrence que représente Emma pour un conseiller qui n’est pas présent sur une plateforme numérique, le danger est encore marginal. Plusieurs clients en ligne « se sont sensibilisés à travers Emma et sont allés faire affaire avec un autre représentant », dit Félix Deschatelets. Toutefois, à l’inverse, il est certain qu’un conseiller peut perdre des clients qui optent pour les plateformes en ligne.
La vraie menace tient à l’intelligence artificielle, soutient Christian Laroche, d’autant plus qu’elle montre déjà des capacités de conseil remarquables. On peut s’attendre à ce qu’elle soit de plus en plus intégrée aux plateformes en ligne. Ce jour-là, qui n’est pas très loin, la menace sera devenue très réelle. « C’est indéniable, il faudra que le conseiller s’adapte. Sinon, je suis content qu’il disparaisse. On veut des gens qui ont les bons outils et qui ne perdent pas de temps. »
Et qu’en est-il de la valeur des blocs de clients ? « Si le book d’un conseiller perd de la valeur, c’est parce que celui-ci ne recourt pas aux bons outils pour assurer la valeur de sa clientèle », tranche Christian Laroche.
Pour l’instant, les conseillers qui veulent offrir une solution en ligne n’ont pas d’autre choix que de se joindre à Emma Cabinets financiers, à moins qu’ils ne développent leur propre plateforme numérique. Par contre, une avenue moins radicale est en chemin, s’il faut en croire Félix Deschatelets. « Nous travaillons à rendre Emma disponible pour des conseillers qui œuvrent avec d’autres agents généraux, annonce-t-il. J’ai confiance de pouvoir offrir nos solutions à d’autres prochainement. »