Deux billets de 100 $ canadiens sur un clavier d’ordinateur, se désintégrant en une pluie de pixels numériques.
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Novembre 2025 restera marqué dans l’histoire de l’industrie des actifs numériques au Canada : le gouvernement fédéral projette de légiférer directement les stablecoins et publie un projet de loi sur les cryptomonnaies stables (Stablecoin Act), intégré à la loi d’exécution du budget de 2025.

Cette initiative législative répond aux appels pressants des leaders de l’écosystème canadien qui alertent depuis des mois sur le risque de décrochage du pays. L’industrie a longtemps soutenu que l’absence de cadre fédéral clair freinait l’innovation et poussait les capitaux vers le sud.

L’industrie applaudit donc cet effort, mais il faut noter que les juridictions fédérales versus provinciales en la matière compliquent les choses : quelques jours après la publication du projet de loi, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) émettait un reçu de prospectus pour QCAD Digital Trust, un émetteur de stablecoin. Avec l’entrée en scène de la Banque du Canada (BdC), le maintien de l’autorité des autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) et la surveillance prudentielle des institutions financières par leur propre régulateur (fédéral ou provincial), il reste encore du travail en matière de coordination réglementaire pour créer un cadre clair.

Le projet de loi propose un régime d’enregistrement administré par la BdC : personne ne peut émettre un stablecoin au Canada sans être inscrit au Registre des émetteurs tenu par la BdC. La définition retenue pour un « stablecoin » est celle d’un actif numérique conçu pour maintenir une valeur stable par rapport à une monnaie fiduciaire. Fait notable, cette définition s’applique à toute « personne » (individu ou entité), sans restriction de juridiction, dès lors qu’elle rend le stablecoin disponible à un Canadien.

En ce qui concerne la protection des réserves, la loi adopte la règle du « 1 pour 1 » et impose que les actifs de réserve aient une valeur égale ou supérieure à la totalité des pièces en circulation. Ces réserves doivent être composées de la devise de référence ou d’actifs liquides libellés dans cette même devise. De plus, elles doivent être ségrégées, « à l’abri de la faillite » (bankruptcy remote) et détenues par des gardiens qualifiés.

En outre, l’émetteur a l’obligation légale de racheter les stablecoins en circulation à leur valeur (1:1) sur demande. Une politique de rachat détaillée, incluant les frais et les délais, doit être rendue publique. Sur le plan de la transparence, les émetteurs devront fournir des rapports certifiés par un CPA attestant de la suffisance des réserves, bien qu’il reste à clarifier si les rapports mensuels non audités seront publiés intégralement.

Point crucial et controversé, l’article 32 interdit formellement aux émetteurs de verser, directement ou indirectement, des intérêts ou tout autre rendement aux détenteurs de stablecoins. Cette mesure vise à distinguer clairement les stablecoins des produits d’investissement bancaires (dépôts), mais elle limite considérablement l’attractivité de ces actifs pour les épargnants. On peut s’attendre à ce que l’industrie continue de combattre cette disposition, comme c’est le cas aux États-Unis où les banques et les émetteurs de stablecoin luttent sur ce point.

Le texte est silencieux sur l’application des législations provinciales sur les valeurs mobilières. Il prévoit bien que l’émission ne constitue pas du commerce de valeurs mobilières au sens des lois fédérales (banques, assurances), mais il ne préempte pas les lois provinciales. La preuve de cette coexistence tendue est venue rapidement, avec l’émission par la CVMO d’un reçu de prospectus pour le QCAD Digital Trust (disponible sur SEDAR+). En validant ce prospectus, la CVMO confirme qu’elle traite ce stablecoin comme un titre (ou un « actif crypto lié à une valeur » — VRCA) relevant de sa juridiction.

Enfin, les institutions financières sont expressément exclues de l’application de la Loi, et restent ainsi soumises aux règles de droit commun en la matière permettant par exemple l’émission de dépôt tokenisé (tokenized deposits) par les banques fédérales si elles se conforment aux règles du Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF).

Nous nous retrouvons donc face à un triple cadre pour un même actif :

  1. la BdC pour l’émetteur inscrit en vertu de la nouvelle Loi sur les stablecoins ;
  2. les ACVM, qui exigent un prospectus et une distribution conforme aux règles sur les valeurs mobilières ; et
  3. les régulateurs prudentiels des institutions financières, par exemple le BSIF si l’émetteur est une banque.

Cette superposition contraste avec l’objectif de « clarifier » le marché. Les ACVM devraient rapidement mettre à jour leurs avis pertinents afin de prendre en compte l’existence de ce nouveau régime fédéral pour les émetteurs, et il convient qu’un régime équitable entre les émetteurs de stablecoin en application de la Loi et les institutions financières soit établi.

Un élément stratégiquement majeur du projet de loi réside dans la capacité du gouverneur de la BdC, s’il est d’avis qu’une loi provinciale ou étrangère à laquelle est assujetti un émetteur ou une catégorie d’émetteurs qui est essentiellement semblable à la loi fédérale, peut exempter cet émetteur ou toute une catégorie d’émetteurs, de la loi, sous réserve de toute condition que le gouverneur estime indiquée. Ainsi, les émetteurs étrangers tels que Circle, ou un régime établi par une province canadienne pourraient être reconnus par la BdC.

Avec ce projet de loi, le Canada tente de rattraper son retard en matière d’innovation financière. Toutefois, la question constitutionnelle crée un manque de clarté entre la surveillance fédérale des paiements et la réglementation provinciale des valeurs mobilières.