petit bonhomme qui pousse un bouclier
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Le cadre réglementaire actuel ne permet pas de protéger réellement les clients les plus vulnérables contre la maltraitance financière, jugent près d’un tiers des répondants au sondage mené dans le cadre du Pointage des régulateurs 2020, en janvier et février derniers. Depuis, en mars, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont proposé d’ajouter des règles afin d’encadrer les situations de maltraitance et d’exploitation financières, lesquelles continueraient de présenter des risques pour l’industrie.

Ainsi, Finance et Investissement a demandé à des responsables de la conformité si le cadre réglementaire en place «permet de protéger réellement les clients les plus vulnérables contre la maltraitance financière».

En tout, 61,1 % des répondants se disent en accord avec cette affirmation, mais une proportion significative (32 %) ne l’est pas.

La question de l’«immunité»

Parmi ceux qui jugent convenable le cadre actuel, des répondants y vont de commentaires comme celui-ci : «Les règles qui sont en place et celles qui vont venir font en sorte que la clientèle vulnérable ne devrait pas être flouée.» Ou encore : «On a quand même un système de surveillance suffisamment robuste pour détecter et protéger les clients vulnérables. En raison du vieillissement de la population, les firmes de courtage ont revu leurs façons de faire ces dernières années. Il y a aussi eu des campagnes de sensibilisation.»

«L’industrie s’est donné des pratiques qui sont assez efficaces concernant la maltraitance financière. Je pense aussi que les familles ont un rôle à jouer», note un autre responsable de la conformité.

«Il y a déjà un travail qui est fait, mais il faut éduquer davantage les représentants à détecter les actes fautifs», ajoute un quatrième répondant.

Parmi ceux qui ont des réserves face au cadre actuel, un répondant tape sur un clou sensible : «Le représentant ne se sent pas protégé en cas de maltraitance. Il ne sait pas s’il doit en parler. Il lui faudrait une immunité. On continue donc de marcher sur des oeufs. L’Autorité des marchés financiers [AMF] le sait et essaie de trouver des solutions. C’est un enjeu important, parce que la population vieillit et on va en avoir besoin.»

Ces dernières années, l’AMF et ses homologues des autres provinces ont envisagé d’accorder une immunité aux représentants afin qu’ils puissent dénoncer les cas de maltraitance financière. Le régulateur québécois est conscient des limites du cadre réglementaire actuel pour le conseiller.

Par exemple, un représentant ne peut refuser un ordre de rachat si celui-ci provient d’un client apte, même s’il sait que son client est sous l’influence d’un abuseur. Il peut retarder la transaction en lui expliquant qu’il a besoin de temps pour revoir son plan et s’assurer de la convenance.

L’encadrement actuel lui interdit aussi de communiquer à un tiers les informations confidentielles d’un client. Ce à quoi fait référence un répondant : «En raison de la confidentialité, c’est très difficile de protéger le client contre lui-même ou contre des personnes mal intentionnées, surtout dans le cas des personnes âgées ou de celles qui ont des problèmes de santé.»

Un répondant ajoute : «Les mesures ne sont pas en place et les outils actuels ne sont pas suffisants pour détecter la maltraitance financière.»

Les ACVM s’avancent

Or, les choses se sont précipitées peu après la fin du sondage, puisque les ACVM ont publié le 5 mars dernier un avis de consultation intitulé «Projets de modification visant à rehausser la protection des clients âgés et vulnérables».

Ce projet met en avant deux mesures essentielles. La première requiert des conseillers qu’ils «prennent des mesures raisonnables» pour obtenir le nom et les coordonnées d’une personne de confiance et le consentement écrit du client à communiquer avec cette personne au cas où la firme «estime raisonnablement» qu’un client vulnérable est exploité financièrement ou que ses facultés mentales diminuent de façon préoccupante.

On encouragera le client à choisir une autre personne que son mandataire. Le conseiller «qui craint un cas d’exploitation financière ou de diminution des facultés mentales d’un client devrait lui parler de ses préoccupations concernant son compte ou son bien-être avant de communiquer avec qui que ce soit d’autre, dont la personne de confiance», selon la proposition d’Instruction générale.

La deuxième mesure permet aux firmes et aux conseillers d’imposer un blocage temporaire sur une série de transactions (achat ou vente de titres, retraits, transferts, etc.) dans le cas où ils estiment raisonnablement qu’un client vulnérable est exploité financièrement ou qu’un client leur ayant donné une instruction ne possède pas les facultés mentales nécessaires pour prendre des décisions financières.

Les mesures proposées apaiseront-elles les incertitudes des conseillers relativement à la gestion de cas de maltraitance ? Pas certain.

Maxime Gauthier, chef de la conformité chez Merici Services Financiers, juge que «les conseillers vont se sentir protégés» avec ces mesures. Il salue l’exigence d’obtenir le consentement de contacter un tiers de confiance, mais signale aussitôt que sa firme avait déjà mis en place le mécanisme pour obtenir de tels consentements de la part de clients, mécanisme que plusieurs autres firmes ont également instauré.

Des doutes subsistent

Toutefois, le son de cloche est différent de la part d’Yvan Morin, chef de la conformité chez MICA Cabinets de services financiers. Il relève que «le libellé actuel de la proposition des ACVM n’accorde aucune immunité. Si je raisonne en juriste, je constate que les firmes prêteraient le flanc à des poursuites de la part des clients.»

Yvan Morin donne l’exemple d’une firme qui, après avoir bloqué toute transaction de la part d’un client jugé potentiellement vulnérable, se verrait visée par une poursuite parce que ce client aurait, entre-temps, perdu 15 % de la valeur de son portefeuille. «Avec l’article actuel, bien qu’on veuille donner de la latitude aux sociétés, si surviennent des situations floues, je crains que bien des sociétés ne fassent pas de blocage. L’objectif est louable, mais si on veut nous donner les moyens de l’atteindre, l’immunité est un moyen nécessaire.»

Nous avons interrogé à ce sujet Frédéric Pérodeau, surintendant de l’assistance à la clientèle et de l’encadrement de la distribution à l’AMF. Répondant à nos questions par voie de courriel, celui-ci reconnaît que «certains intervenants du secteur financier et même certaines associations de protection des investisseurs ont demandé aux autorités en valeurs mobilières la possibilité d’introduire une immunité contre toute poursuite civile ou sanction administrative qui pourrait être prise contre la personne inscrite qui imposerait un blocage sur l’achat ou la vente de titres».

La notion d’immunité n’a pas été retenue. Voici pourquoi, explique Frédéric Pérodeau : «Le modèle retenu établit un équilibre approprié entre l’autonomie du client et la protection des investisseurs. Les sociétés inscrites doivent estimer raisonnablement qu’un client vulnérable est exploité financièrement ou qu’un client ne possède pas les facultés mentales requises avant d’imposer un blocage temporaire. En se dotant de politiques et de procédures écrites, les sociétés inscrites seront en mesure de démontrer qu’elles ont des mécanismes en place et qu’elles ont agi de bonne foi et avec honnêteté, équité et loyauté lorsqu’elles ont imposé le blocage temporaire.»

Un consentement, ou rien ?

Par ailleurs, la proposition actuelle aurait besoin de précision, ce qu’Yvan Morin perçoit comme un autre flou : un blocage de transaction peut-il être effectué même si un client n’a pas signé un formulaire de consentement pour contacter un tiers de confiance ? Nous n’avons pu questionner Frédéric Pérodeau à ce sujet, mais on peut croire que l’ambiguïté que soulève Yvan Morin sera précisée au terme du processus de consultation.

La proposition fait peser sur les sociétés financières l’impératif de bien encadrer toute intervention de blocage. «Nous nous attendons, signale Frédéric Pérodeau, à ce que ce soit la société inscrite qui détermine à l’intérieur de ses politiques et procédures, entre autres : la personne autorisée à imposer et à lever les blocages temporaires (par exemple, le chef de la conformité ou des services juridiques) ; la personne chargée de la supervision du compte pendant la période de blocage ; dans quelles circonstances la société communiquera avec des tiers susceptibles de fournir de l’assistance au client, comme un mandataire en vertu d’une procuration, une personne de confiance ou, au besoin, des organisations externes tels que les corps policiers ou le Curateur public.»

Par ailleurs, l’AMF entend discuter avec le ministère des Finances du Québec afin de donner plus de certitudes en la matière à l’ensemble des assujettis du secteur financier, par exemple les représentants en assurance de personnes.

L’AMF invite l’industrie à soumettre ses commentaires. La date d’échéance pour le faire, établie d’abord au 3 juin, a été reportée de 45 jours «considérant l’incidence de la pandémie du COVID-19 sur les participants au marché», note Frédéric Pérodeau.

Quel est votre degré d’accord avec l’affirmation : «Le cadre réglementaire actuel permet de protéger réellement les clients les plus vulnérables contre la maltraitance financière.»

Tout à fait d’accord 9,7 %

D’accord 51,4 %

Pas d’accord 26,4 %

Pas du tout d’accord 5,6 %

Ni en désaccord ni d’accord 6,9 %

Source : Pointage des régulateurs 2020 Graphique : Finance et Investissement

Indices de vulnérabilité

Voici quelques indices de possible exploitation financière du client, selon la proposition d’Instruction générale :

  • retraits inexpliqués ou soudains, ou fermetures de comptes ;
  • passages inexpliqués d’un profil de risque faible à un profil de risque élevé ;
  • réticence soudaine à discuter de questions financières ;
  • présence de proches aidants, d’amis ou de membres de la famille nouveaux aux rencontres ;
  • difficulté à communiquer directement avec le client sans l’intervention d’autres personnes ;
  • demandes soudaines ou inhabituelles de changement de propriétaire d’actifs (par exemple, demander que les placements soient transférés dans un compte détenu conjointement avec un membre de la famille, un ami ou un aidant naturel) ;
  • changements soudains ou inexpliqués apportés aux procurations, aux testaments ou aux bénéficiaires de comptes ;
  • fourniture, par un mandataire en vertu d’une procuration, d’instructions paraissant inhabituelles pour le client.

Voici des indices de diminution des facultés mentales d’un client :

  • perte de mémoire, par exemple oublier des instructions ou répéter des questions ;
  • difficulté accrue à remplir des formulaires ou à comprendre des documents d’information ;
  • difficulté accrue à comprendre des aspects importants des comptes de placement ;
  • confusion ou méconnaissance des termes et des concepts financiers de base auparavant compris ;
  • capacité réduite à résoudre des problèmes mathématiques courants ;
  • difficulté à reconnaître son environnement ou son milieu social, ou oubli des rendez-vous ;
  • difficulté à communiquer ;
  • changements dans la personnalité ;
  • passivité, anxiété ou agressivité accrues, ou autres changements d’humeur ou apparence inhabituellement négligée.

Source : Autorités canadiennes en valeurs mobilières