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Les règles de transfert intergénérationnel d’entreprise annoncées lors du Budget fédéral du 28 mars 2023 (précisées par l’avis de motion de voies et moyens du 28 novembre 2023) et l’intention du gouvernement du Québec d’adopter intégralement celles-ci et d’abandonner ses propres règles (QUÉBEC, ministère des Finances, Bulletin d’information 2023-4, 27 juin 2023) constituent l’aboutissement d’un long processus législatif qui devrait faciliter considérablement les transferts d’entreprise à la prochaine génération. Ces nouvelles règles arrivent alors que les intentions des propriétaires pour ce type de transfert d’entreprise sont en constante augmentation au Québec.

À compter du 1er janvier 2024, ces amendements à l’article 84.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») autoriseront la réalisation d’un gain en capital et l’utilisation de l’exonération cumulative sur le gain en capital (« ECGC ») lors d’une vente d’actions d’une société en exploitation par un parent, à une société contrôlée par son ou ses enfants (avec un sens élargi), tout en imposant des sauvegardes pour limiter les possibilités d’évitement fiscal, à l’aide de critères factuels plus souples que ceux initialement instaurés uniquement par Québec en 2016.

Après avoir discuté de l’enjeu au Québec du transfert intergénérationnel d’entreprise, du contexte historique de l’ECGC et du sinueux processus législatif du Projet de loi C-208, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (transfert d’une petite entreprise ou d’une société agricole ou de pêche familiale), les grandes lignes des nouvelles règles proposées sont analysées.

Des modifications au bon moment

L’Observatoire du repreneuriat et du transfert d’entreprise du Québec (ORTEQ) estime à près de 3 000 les propriétaires de PME qui auraient l’intention de procéder à un transfert intergénérationnel d’ici la fin de l’année 2023 au Québec. Ce nombre potentiellement important de transfert intergénérationnel souligne l’importance économique des modifications proposées par la ministre des Finances du Canada pour les nombreux entrepreneurs qui envisagent de prendre leur retraite au Québec.

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 Le contexte historique de l’ECGC

L’ECGC s’applique en réduction des gains en capital réalisés par des particuliers lors de la disposition de biens agricoles, d’actions de sociétés agricoles (depuis 1985) ou d’actions admissibles de petites entreprises (« AAPE ») (depuis 1988) ou de pêche admissible (depuis 2006). La valeur maximale initiale a été fixée à 500 000 $. Depuis, elle a été augmentée et indexée pour atteindre 1 M$ pour les biens et les actions agricoles et de pêche et 971 190 $ pour les AAPE en 2023.

Annuellement et sans égard aux changements annoncés, pour le seul gouvernement fédéral, l’ECGC coûte environ 2,1 G$ en 2023 (CANADA, ministère des Finances, Rapport sur les dépenses fiscales : concepts, estimations et évaluations 2023, p. 194). Une fois en vigueur, les changements hausseraient le coût annuel d’environ 225 M$ par an (CANADA, ministère des Finances, Budget de 2023 – Un plan canadien, chap. 6, p. 217).

Par la mise en place de cette exonération, le gouvernement avait pour objectif de stimuler la prise de risque et les investissements dans les petites entreprises, d’offrir un incitatif au développement d’exploitations agricoles et de pêche productives et d’aider les propriétaires de petites entreprises et les propriétaires d’entreprises agricoles ou de pêche à mieux assurer leur sécurité financière pour la retraite (Rapport sur les dépenses fiscales, p. 193). On comprend facilement qu’une telle exonération soit devenue incontournable en matière de planification fiscale d’un entrepreneur au moment de la disposition de son entreprise.

Pourtant, dès la mise en place de l’ECGC, l’article 84.1 L.I.R. a été introduit pour empêcher diverses stratégies de dépouillement de surplus. Volontairement, le législateur a limité le transfert d’entreprises entre personnes ayant un lien de dépendance en convertissant, dans une telle situation, le gain en capital en découlant en dividende réputé. Ainsi, l’ECGC a été maintes fois contestée pour son manque d’efficacité et pour son application de plus en plus complexe qui vise à limiter les échappatoires fiscales.

Au fil des années, plusieurs groupes ont demandé des assouplissements afin de faciliter le transfert intergénérationnel d’entreprise. Même que des projets de loi ont été déposés par des députés de l’opposition, notamment en 2014 (C-691) et en 2015 (C-274 et C-275), sans être toutefois sanctionnés. Au Québec, dans la foulée de la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise, les premiers assouplissements aux dispositions fiscales de la Loi sur les impôts (« L.I. ») applicables aux transferts d’entreprise sont mis en place en 2016. Or, ces derniers se sont avérés difficilement applicables sans une harmonisation avec le gouvernement fédéral (Christine CHAREST, « Le transfert d’entreprises familiales au Québec et l’allègement pour transfert d’entreprise admissible », (2019), vol. 39, no 4 Revue de planification fiscale et financière 415-470). De sorte que le débat public sur l’ECGC dans le contexte d’un véritable transfert intergénérationnel d’entreprise progressait au compte-gouttes sans une collaboration du gouvernement fédéral, comme le soulignait le gouvernement du Québec dans son Budget de mars 2021 (p. D.20).

Parallèlement, il aura fallu attendre près de 30 ans pour qu’une étude empirique du Centre de transfert d’entreprise du Québec estime l’ampleur de l’incidence fiscale d’une imminente vague d’intentions de transferts intergénérationnels et montre que le fardeau de la lutte au dépouillement de surplus reposait principalement sur les épaules de propriétaires d’entreprises dont le produit de disposition moyen ne dépassait pas 100 000 $ (M. DUHAMEL, F. BROUARD et L. CADIEUX, « L’influence des facteurs fiscaux sur les intentions de transferts de PME québécoises et canadiennes », dans Rapport de recherche préparé pour le Centre de transfert d’entreprise du Québec, Institut de recherche sur les PME, 2020). Ce n’est qu’après qu’on voit apparaître les premiers assouplissements du gouvernement fédéral. Le Projet de loi C-208 a reçu la sanction royale le 29 juin 2021, en dépit de l’opposition du gouvernement.

Un processus législatif sinueux

Les modifications proposées par le budget fédéral font suite à des hésitations du ministère des Finances entourant le Projet de loi C-208. Après que le ministère des Finances annonçait, le 30 juin 2021, son intention de retarder au 1er janvier 2022 la mise en application du projet de loi, la ministre Freeland se voyait convoquer par le président du Comité permanent des finances pour expliquer les raisons de ce report. À ce moment, la ministre clarifiait, le 19 juillet 2021, son intention d’apporter des modifications qui respecteraient l’esprit du Projet de loi C-208 et qui limiteraient les échappatoires fiscales imprévues. Il aura fallu attendre le dernier Budget de mars 2023 pour prendre connaissance de ces modifications. En juin 2023, le Québec annonçait qu’il abolissait ses règles et s’harmonisait à celles du fédéral à compter du 1er janvier 2024.

Des nouvelles règles plus souples et harmonisées

Est-ce que les modifications proposées permettent de rétablir les principes d’imposition qui sont adéquats aux opérations de véritables transferts intergénérationnels d’entreprises?

Du point de vue de la pratique fiscale, les règles de transfert intergénérationnel d’entreprise proposées par le budget fédéral, jumelées à l’annonce de Québec de s’y harmoniser, constituent une avancée significative. Plus souples que les règles instaurées initialement par Québec, ces changements devraient susciter l’intérêt de ceux qui jusqu’ici regardaient ce genre de mesure d’un œil distrait.

L’ECGC de 971 190 $ peut se traduire par une économie d’impôt pouvant atteindre 258 919 $ (calculé selon le taux marginal maximum des particuliers de 2023, combiné fédéral-Québec). La possibilité de réaliser un gain en capital sans limites, même si l’ECGC n’est pas réclamée, constitue une innovation intéressante par rapport aux « anciennes » règles québécoises. Cela peut représenter une réduction du taux effectif d’imposition de 13,44 % par rapport à un dividende ordinaire et de 22,03 % versus un dividende déterminé (fédéral-Québec combiné, calculé au taux marginal d’imposition de 2023), sous réserve de l’impact des modifications proposées par le Budget fédéral de 2023 quant au calcul de l’impôt minimum de remplacement.

L’allègement vise les AAPE et les actions du capital-actions d’une société agricole ou de pêche familiale, et ce, peu importe la taille de l’entreprise, ce qui s’avère une amélioration par rapport au Projet de loi C-208. Tout solde impayé donne droit à une nouvelle provision pour gain en capital de 10 ans. Contrairement à la version initiale du projet de loi, il n’est plus requis que le vendeur contrôle la société en cause au moment de la disposition, ce qui ouvre la porte au transfert d’une participation minoritaire.

Il convient de noter qu’après 2023, il n’est possible de réclamer cet allègement qu’à l’égard d’une seule disposition d’actions. Ainsi, toute cession d’actions survenant postérieurement à cette disposition initiale, par exemple la vente d’actions privilégiées conservées par le parent à la société des enfants, provoquerait l’application usuelle de l’article 84.1 L.I.R., soit, potentiellement, un dividende réputé. D’une autre façon, on pourrait planifier une disposition de ces actions privilégiées par l’intermédiaire d’une société de gestion du parent, autrement que par rachat, pour s’assurer de réaliser un gain en capital dans l’avenir. Il s’agit d’une solution plus complexe et plus coûteuse.

La société qui acquiert les actions doit être contrôlée par un ou plusieurs enfants majeurs du vendeur ou de son époux ou conjoint de fait (par. 252(1) L.I.R.), selon une définition élargie comprenant les petits-enfants, les neveux ou les nièces, leurs enfants et leurs conjoints (voir l’alinéa 84.1(2.3)a) L.I.R. proposé). On favorise les transferts à la génération suivante, excluant d’emblée les opérations entre frères et sœurs. Cette limitation a pour effet de restreindre la possibilité de multiplier l’ECGC à l’intérieur d’une même famille.

Le budget fédéral propose deux avenues, un transfert immédiat (sur trois ans) ou progressif (5 à 10 ans), qui comportent cinq conditions semblables, modulées selon la durée du transfert :

  • En tout temps après la disposition initiale, le parent, seul ou avec son époux ou conjoint de fait, ne doit pas contrôler la société en cause ou l’acquéreur. La cession du contrôle de droit peut embêter le parent qui souhaite financer la relève de façon significative. Au moins, le transfert progressif permet le maintien d’un contrôle de fait, par le cédant, ce qui n’est pas permis dans le cas du transfert immédiat. Celui-ci pourrait s’exprimer, notamment, par la détention, directe ou indirecte, d’actions privilégiées rachetables au gré du détenteur ou d’une dette pouvant devenir payable sur demande, deux options impossibles selon les « anciennes » règles québécoises. Ces effets financiers n’ont pas à comporter de rendement.
  • Le parent doit transférer de la même façon, dans un délai de 36 mois suivant la disposition initiale, le solde de ses actions ordinaires, mais peut conserver des actions privilégiées sans droit de vote si elles se qualifient d’actions privilégiées exclues selon le paragraphe 256(1.1) L.I.R. Au 10eanniversaire du transfert progressif, la participation financière, directe ou indirecte, du parent ne doit pas excéder 30 % de la juste valeur marchande de sa participation initiale, directe ou indirecte, comprenant celle de son époux ou conjoint de fait, dans la société exploitant une petite entreprise (50 % pour les sociétés agricoles ou de pêche).
  • Le transfert de la gestion de l’entreprise à l’enfant doit être complété dans un délai de 36 mois (pour un transfert immédiat) et de 60 mois (pour un transfert progressif).
  • Un ou des enfants doivent participer activement, de façon régulière, continue et importante, à l’entreprise pendant au moins 36 mois (si transfert immédiat) et de 5 à 10 ans (si transfert progressif).
  • Ils doivent en conserver le contrôle de droit au cours de la même période.

Le respect des conditions s’étalant sur plusieurs années et impliquant tant le parent que l’enfant, on prolonge la période de nouvelle cotisation et on impose à l’enfant-acquéreur l’obligation d’acquitter, conjointement et solidairement, tout impôt du parent découlant de leur non-respect. Un choix conjoint doit être produit pour bénéficier de la mesure.

Conclusion

Le contexte historique qui précède l’annonce de cet allègement illustre bien le difficile exercice d’autoriser l’utilisation de l’ECGC dans un contexte familial tout en imposant des sauvegardes qui empêchent l’évitement fiscal. Évidemment, il convient de saluer l’avancée que procurent ces nouvelles mesures. Malgré cette avancée, d’un point de vue fiscal, il sera toujours plus facile de procéder à un transfert à un tiers sans lien de dépendance qu’à l’intérieur du noyau familial, mais la voie de passage permettant le transfert intergénérationnel d’entreprise semble avoir été balisée. Au cours des prochaines années, il sera intéressant de vérifier si ces mesures joueront réellement un rôle dans l’atteinte des objectifs de politique fiscale poursuivis.

Ce texte a été publié initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 28, no 3 (Automne 2023).

Par :

Éric Hamelin, avocat, M. Fisc., Professeur adjoint Chaire en fiscalité et en finances publiques, École de gestion Université de Sherbrooke, Eric.hamelin@usherbrooke.ca

Marc Duhamel, Ph. D., Directeur scientifique, Observatoire du repreneuriat et du transfert d’entreprise du Québec, Professeur au Département de finance et économique, Université du Québec à Trois-Rivières, marc.duhamel@uqtr.ca

Luc Godbout, doctorat, M. Fisc., Professeur titulaire, Chaire en fiscalité et en finances publiques, École de gestion, Université de Sherbrooke, luc.godbout@usherbrooke.ca