Un homme d'affaires courant dans une roue l'air paniqué.
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Tout le défi consiste à freiner l’inflation sans terrasser l’économie et, par effet d’entraînement, les marchés financiers. Pas certain qu’on va réussir.

« Quand la Réserve Fédérale monte les taux, elle a tendance à en faire trop », souligne Frédéric Demers, directeur et stratège en investissement chez BMO Gestion mondiale d’actifs. C’est définitivement ce qui est arrivé en 2006, après que la Fed ait fait grimper son taux directeur de 1,5% en juin 2004 à 5,25% en juin 2006, rappelle Yanick Desnoyers, vice-président économie chez Addenda Capital

Au moment d’atteindre ce niveau, le marché immobilier a commencé à se fracturer, les produits toxiques des banques ont commencé à imploser, les Bourses ont entamé une période de volatilité débridée, puis l’économie est ultimement tombée en récession profonde. Dès septembre 2007, la Fed a battu en retraite, laissant glisser son taux directeur de façon ininterrompue au niveau presque jamais vu de 0.11% le 15 décembre 2008.

Le même scénario s’est répété grosso modo en 2018, alors que la Fed haussait son taux directeur de 0.125%, à partir de décembre 2015, à 2,375% en décembre 2018. À ce moment, les marchés anticipaient trois hausses de taux supplémentaires, rappelle Yanick Desnoyers, et ont craint le déclenchement d’une récession. Dès septembre, les marchés ont commencé à glisser, terminant une chute de 13,5% à la fin de décembre. La Fed, pour sa part, a continué de hausser son taux jusqu’à 2,44% en avril 2019, le ramenant rapidement à 1,55% en novembre 2019.

Contexte différent

Dans les prochains mois, la Fed va entreprendre une nouvelle montée de son taux directeur, cette fois en tenant compte d’une variable majeure, absente précédemment : l’inflation. « La Fed ne peut plus se payer le luxe de tenir les marchés par la main, à cause de l’inflation, » commente Yanick Desnoyers. En considérant le parcours des deux dernières décennies, on peut se poser deux questions : la Fed réussira-t-elle à contenir l’inflation? Aura-t-elle le doigté nécessaire pour y réussir sans faire plonger les marchés et sans provoquer une récession?

« Mission impossible! tranche Yanick Desnoyers. Il est mathématiquement impossible pour les banques centrales, d’une part, de ramener l’inflation à 2% une fois qu’elle est déjà de deux à trois fois plus élevée, d’autre part de soutenir en même temps l’emploi. » Selon lui, l’inflation va s’avérer fort intraitable, puisqu’elle s’est déjà incrustée dans une croissance des salaires. Dans les services aux États-Unis, les salaires sont en hausse de 5,2% alors que les gains horaires moyens sont en hausse de 6%.

Au Canada, les salaires ne montrent pas encore de hausse accélérée, mais certains signes laissent croire que des anticipations inflationnistes commencent à poindre dans les négociations salariales, notamment chez Sobey’s et Thomson Reuters, selon un article de la CBC (New signs of wage inflation may force Bank of Canada’s hand in raising rates).

« Le moteur principal de l’inflation, ce n’est pas le pétrole, mais la croissance salariale », souligne Yanick Desnoyers. Or, une seule façon de ramener l’inflation: en brisant les anticipations salariales. Comment les briser? En faisant monter le chômage. Comment? En provoquant une récession. « À un moment, prévoit l’économiste, les marchés vont comprendre que la Fed est obligée de causer une récession, et c’est là qu’ils vont reculer. » Pour harnacher l’inflation, la Fed devra monter son taux directeur au-dessus du point d’équilibre, qu’elle situe elle-même à 2,5%. « Pour ramener l’inflation, il faut que la Fed monte son taux au-delà de 2,5% », note l’économiste.

Fred Demers ne croit pas, lui non plus, que la Fed saura naviguer avec succès entre Charibde et Scylla, inflation et récession. Par contre, son analyse introduit des éléments atténuateurs. D’une part, selon lui, l’inflation n’est pas aussi irrépressible que le juge Yanick Desnoyers. Tout d’abord, fait ressortir Fred Demers, « la moitié de l’inflation vient du pétrole et du prix des autos usagées, » deux tendances qui vont s’estomper au cours de 2022.

Ensuite, d’autres tendances de fond concourent à freiner les pressions salariales, par exemple le déclin démographique, l’arrivée au travail de jeunes travailleurs à salaire moindre, l’arrêt des grands investissements en infrastructures de la Chine. « Envisager un retour de l’inflation à 2% en 2023? Non! Mais 5% en 2024, non plus! » lance Fred Demers.

Point de rupture

Selon Yanick Desnoyers, le moment où les marchés vont céder, c’est quand ils vont anticiper que la Fed s’apprête à dépasser le « point d’équilibre » de 2,5%. Pour Fred Demers, le moment critique surviendra probablement au cours de l’été prochain quand on va approcher d’environ 30 points de base le seuil d’inversion des courbes de rendement, seuil où le taux de rendement des obligations à court terme surpasse celui des obligations à long terme, typiquement les obligations de deux et de dix ans.

« La courbe des rendements ne s’est jamais trompée en 40 ans, » pour annoncer un ralentissement économique, fait ressortir Fred Demers. Jugeant avec ironie que « les marchés ont perçu neuf des deux dernières récessions », il pense qu’ils vont répéter la même erreur et sur-réagir. Entrerons-nous dans un marché baissier? Pas nécessairement. « Les marchés vont être nerveux et volatils, pas baissiers », répond-il.

Un événement pourrait changer la donne sensiblement. Fred Demers pense que la Fed se prépare à sortir un lapin de son chapeau: hausser sa cible d’inflation à 3%, un tour de passe-passe que Yanick Desnoyers entrevoit lui aussi.

On a vu la Fed changer son discours ces derniers temps et parler de « ciblage flexible de l’inflation » (flexible inflation targeting). Évidemment, ce jeu de déplacement ne changerait strictement rien à l’inflation, mais il donnerait à la Fed un coussin « lui permettant de procéder plus doucement avec les hausses de taux », explique Fred Demers. En même temps, ce serait une version revue et corrigée du fameux « Fed put », un autre suçon pour calmer « les humeurs d’enfant-roi » de la Bourse, habituée à se faire tenir la main par la Fed, comme dit Yanick Desnoyers.