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En juillet dernier, les chefs de la conformité de 173 sociétés financières établies au Québec recevaient un questionnaire obligatoire de l’AMF (https://tinyurl.com/5tuvts4y). Ces sociétés sont inscrites à titre de gestionnaires de fonds d’investissement, conseillers et courtiers en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières.

Le sondage a notamment abordé les épineuses questions des prêts à effet de levier, des finances personnelles des conseillers et du travail à distance par rapport au service à la clientèle.

Prêts à effet de levier 

L’AMF constate que «certaines sociétés signalent une augmentation du recours à l’effet de levier depuis le début de l’année 2020». L’Autorité rappelle l’importance de «mettre en garde les clients face au recours à l’emprunt, [de] vérifier que les clients qui prennent part à ces stratégies ont des connaissances en placement suffisantes pour comprendre cette stratégie et [de] faire preuve de vigilance dans l’évaluation de la convenance de cette stratégie lorsqu’elle est offerte aux clients».

Les choses se sont-elles passées conformément à ces règles de base ? D’après Jean Morissette, l’industrie «a eu de la chance». Autrefois président de Services financiers Partenaires Cartier et ex-associé-fondateur de Talvest, Jean Morissette explique qu’après la chute des cours boursiers du printemps 2020, de nombreux investisseurs ont contracté des prêts à effet de levier afin de profiter de la remontée des marchés.

«Mais personne ne pouvait prévoir la remontée des cours boursiers. Et personne ne pouvait garantir qu’il n’y aurait pas de rechute [double-dip] ! Si cela avait eu lieu, il y aurait eu des appels de marge. Voilà pourquoi les prêts leviers s’adressent aux investisseurs expérimentés et financièrement à l’aise», dit-il.

Le vice-président, administration au Groupe Cloutier, François Bruneau, signale que le cabinet a «resserré»ses critères en 2020. «Il y avait de l’incertitude en raison des effets économiques de la pandémie et on a eu de bonnes discussions avec nos conseillers. Nous avons rappelé l’importance des critères de convenance à l’obtention des prêts leviers, à savoir le niveau d’endettement, la valeur nette et les liquidités du client», énonce-t-il.

Selon Éric Lauzon, viceprésident au développement des affaires et au recrutement pour le Canada de Gestion de patrimoine Assante, le secteur des prêts à effet de levier est suffisamment balisé. «L’abolition progressive des «L’abolition progressive des commissions à frais d’acquisition reportés a épuré le secteur. Il y a une dizaine d’années, certains représentants incitaient des clients à conclure des prêts à effet de levier afin de toucher des commissions au moment de la souscription de fonds. Ce n’est plus le cas aujourd’hui», explique-t-il.

Éric Lauzon précise que les demandes de prêts à effet de levier susciteront toujours une «vigilance accrue»de la part des services de conformité des cabinets concernés.

Au Groupe Financier Multi Courtage, les prêts leviers sont rares. «On les retrouve dans moins de 1 % des transactions», dit son président-fondateur, Guy Duhaime. Le patron du cabinet avoue avoir une «confiance très limitée»dans ce produit financier. «Les prêts leviers ne doivent être utilisés que par les clients fortunés ayant les moyens de faire face à un risque très réel», souligne-t-il.

Les firmes de courtage à escompte seraient-elles à la source de l’augmentation récente des prêts à effet de levier? Telle est l’hypothèse de Jean Morissette. «Le courtage à escompte a littéralement explosé au cours des dernières années. Ses clients sont des investisseurs débutants ou peu expérimentés. Si les marchés n’avaient pas repris leur ascension en 2020, ces gens auraient vécu des moments difficiles», selon lui.

Le représentant en épargne collective et en marché dispensé ainsi que président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF), Flavio Vani, s’inquiète également des effets de l’expansion du courtage à escompte.

«Les détenteurs de comptes autogérés et les clients de courtage à escompte peuvent trop facilement contracter des prêts à effet de levier, observe-t-il. Ils sont nombreux à spéculer et ils risquent de s’en mordre les doigts. Des professionnels devraient pouvoir qualifier ces prêts, comme c’est le cas pour les hypothèques.»

Finances des conseillers 

Évoquant le «contexte économique actuel», l’AMF affirme que «des personnes physiques inscrites pourraient être en situation de précarité financière».

Par conséquent, le régulateur incite les spécialistes de la conformité à demeurer vigilants face à des situations où des représentants pourraient «préconiser leurs propres intérêts au détriment de ceux des clients, par exemple en favorisant des produits à commission élevée ou encore en ne donnant pas toute l’information attendue par le client au moment de la vente d’un produit d’investissement».

Selon Éric Lauzon, cette mise en garde de l’AMF constitue un «rappel de principe».

«Dans les faits, l’AMF ne donne pas de chiffres ou de statistiques sur le nombre de conseillers dans une situation financière précaire. Il n’est pas démontré qu’ils ont fait moins d’argent à cause de la pandémie. Ce rappel de l’AMF signifie simplement qu’il est normal de vouloir travailler avec un professionnel en finance qui soit bon dans ses propres finances personnelles», dit Éric Lauzon.

Aux yeux du vice-président, administration au Groupe Cloutier, l’AMF a servi un simple avertissement. «Souvenons-nous des premiers mois de la pandémie. Il y avait un risque de récession. Certains conseillers auraient pu avoir des difficultés financières et être moins disponibles pour leurs clients. Cela ne s’est pas produit, mais il y avait un risque !»insiste François Bruneau. Pour sa part, Jean Morissette estime que la pandémie aurait pu avoir des répercussions sur des conseillers ayant un petit chiffre d’affaires.

«Des conseillers ayant des petits books pourraient avoir subi une baisse de leur chiffre d’affaires. Il est possible, mais cela reste une hypothèse très générale, que certains de ces conseillers réagissent en cherchant à augmenter leurs commissions de la mauvaise façon, par exemple en vendant des produits d’assurance dont des clients n’auraient pas besoin», explique-t-il.

Le président de l’APCSF donne un tout autre son de cloche. «Ce genre de mise en garde de l’AMF est très pénible. Pourquoi l’AMF fait-elle si souvent ce genre de remarque ? L’ensemble des conseillers est soupçonné de mauvaise conduite. Qu’est-ce qui le justifie ? Y a-t-il eu des plaintes? Ces plaintes ont-elles augmenté avec la COVID ? On ne le sait pas», dit Flavio Vani.

Guy Duhaime a un point de vue similaire. «On a parfois l’impression que le régulateur nous voit comme de vils vendeurs qui ne se soucient que de leurs commissions. C’est comme si les conseillers étaient toujours à deux doigts de commettre des actes répréhensibles !»lance le président du Groupe Financier Multi Courtage.

Travail à distance

Selon le sondage de l’AMF, une firme sur deux (55 %) voudrait éventuellement offrir ses services uniquement à distance. L’AMF s’y oppose. «Un écart pourrait se créer entre la qualité des services offerts aux clients qui sont habiles sur le plan technologique et ceux qui ne le sont pas. Or, les clients devraient être traités de façon équitable», rappelle le régulateur.

Les connaisseurs qu’a interrogés Finance et Investissement ne croient pas à un scénario d’exclusion de personnes mal à l’aise avec les nouvelles technologies. «Le travail à distance, et uniquement à distance, est une utopie dans les services financiers. Certains types de clients doivent être rencontrés en personne», soutient Guy Duhaime.

François Bruneau évoque la variété des modèles d’affaires des conseillers indépendants. «Certains choisiront le travail à distance, d’autres un modèle hybride et certains ne jureront que par les rencontres en chair et en os… une fois la pandémie maîtrisée !»dit le vice-président, administration au Groupe Cloutier.

À la base, poursuit François Bruneau, «l’offre de services du conseiller doit être claire et répondre aux attentes du client. Si les services à distance ne conviennent pas à certains, rien ne les empêchera de se tourner vers d’autres conseillers.»

Jean Morissette affirme que «le marché s’ajustera. Les clients qui estiment être mal servis trouveront toujours d’autres cabinets en mesure de répondre à leurs besoins.»

Éric Lauzon ne croit pas que l’offre de services financiers migrera entièrement sur Internet. «Il est vrai qu’à l’avenir, une bonne portion du travail des conseillers se fera uniquement à distance. Beaucoup de documents administratifs circulent seulement de façon électronique. Mais notre travail principal avec les gens exigera toujours d’être présents en chair et en os», dit-il.