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La déconfiture de Bridging Finance a fait souffler un vent de panique sur l’indus­trie des placements alternatifs illiquides dans le conseil en pla­cement aux particuliers. Des demandes de rachats monstres dans plusieurs fonds ont créé des suspensions de rachats, la mise en place de structures de rachats complexes et échelonnées dans le temps et, plus généralement, une remise en question profonde de ce type de placement dans les portefeuilles. Même si l’issue de ce scandale n’est pas encore connue, voici quelques leçons que l’on peut en tirer dans l’exer­cice d’analyse et de choix des pla­cements alternatifs.

Rappelons d’abord que Bridging Finance est une socié­té de gestion d’actifs de Toronto spécialisée dans les prêts privés aux entreprises. En quelques années, la société a connu une croissance rapide de son actif sous gestion, grâce à ses rende­ments attrayants et réguliers, ainsi que les antécédents profes­sionnels réputés de son équipe de direction. À son apogée, la société gérait environ 2 G$ d’ac­tifs pour le compte de plus de 25 000 investisseurs.

En avril 2021, la communauté financière et le grand public ap­prennent avec stupeur qu’une en­quête menée par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) avait relevé de nombreuses irrégularités dans la gestion de Bridging. Parmi celles-ci figurent de potentielles appropriations de fonds par les dirigeants, la non-divulgation de divers conflits d’intérêts, des prêts importants dont les em­prunteurs semblaient en diffi­culté financière ou encore dont les actifs mis en garantie ne semblaient pas avoir la valeur re­quise pour protéger le capital des investisseurs. La société est sous séquestre sur ordre de la Cour supérieure de l’Ontario (CSO) depuis le 30 avril 2021.

Après plusieurs mois d’attente et d’incertitude, les investisseurs ont appris à l’hiver 2022 qu’ils essuieraient des pertes impor­tantes sur leur investissement. Leur ampleur n’est pas connue et le résultat final dépendra de nombreux facteurs. Des pour­suites semblent se dessiner à l’égard des dirigeants, action­naires et vérificateurs de la société.

Comment Bridging a-t-elle pu passer entre les mailles du filet des firmes de courtage et des régulateurs ?

D’abord, elle a commencé ses affaires dans l’industrie des fonds d’investissement comme sous-conseiller d’une autre firme possédant un long historique et une bonne réputation, soit Ninepoint Partners. Bridging agissait donc de concert avec un distributeur. Ninepoint jouissait d’une expérience et de relations bâties au cours de nombreuses années avec l’industrie des fonds communs de placement, surtout dans les ressources naturelles, mais aussi dans les placements alternatifs. Ainsi, la confiance accordée à Ninepoint a été « transférée » vers Bridging.

Après plusieurs années de collaboration, à l’automne 2018, Bridging a racheté les droits de gestion appartenant à Ninepoint, pour désormais faire cavalier seul. La chose a été présentée, essentiellement, comme une entente à l’amiable.

Ce n’est que dans les der­niers mois que l’on a appris que l’équipe de Ninepoint aurait eu un certain inconfort avec, entre autres, la gestion comp­table de Bridging ainsi que le rythme de croissance des actifs. Les deux parties avaient décidé d’un commun accord de se séparer.

La première leçon à tirer est donc que si un sous-conseiller quitte un distributeur, l’exer­cice de diligence raisonnable devrait être refait auprès du gestionnaire.

Ensuite, Natasha et David Sharpe, fondateurs et hauts di­rigeants de Bridging, avaient d’excellentes réputations et semblaient maîtriser la gestion du livre de prêts de la firme. Na­tasha occupait le rôle de chef de la gestion des risques de la Financière Sun Life tout juste avant de lancer Bridging. David, professeur de droit à l’Univer­sité Queen’s, avait une carrière impressionnante en conformi­té (chef de la conformité d’As­sante, chef des enquêtes de l’Association des courtiers de fonds mutuels du Canada, etc.).

Questionnés sur leur manière de gérer l’argent des investisseurs, les Sharpe reflétaient l’image de bons parents, donnant divers exemples de prêts consentis à des entreprises qui étaient la « colonne vertébrale » de l’éco­nomie : secteurs manufacturier, alimentaire et du transport. Peu ou pas d’immobilier. Pas de sec­teurs spéculatifs.

Or, quiconque aurait réelle­ment creusé à haute fréquence leurs états financiers et signé une entente de confidentialité afin de pouvoir valider la qualité des prêts et du collatéral aurait probablement fini par voir que quelque chose ne tournait pas rond. Le séquestre a d’ailleurs mentionné dans un de ses rap­ports que le vrai problème n’était pas l’attribution des prêts, mais bien leur suivi et ce qui advenait lorsque la situation financière des emprunteurs changeait.

Ce qui amène à une deuxième leçon : surtout pour la gestion d’actifs privés comme la dette privée, on ne peut prendre une photo à un moment précis dans le temps (diligence raisonnable initiale) sans régulièrement de­mander des comptes. Le porte­feuille change constamment. Il faut bien s’assurer que la qua­lité ne se détériore pas et qu’on demeure à l’aise avec le style.

Troisièmement, les vérifica­teurs, en l’occurrence KPMG, sont un des plus gros, sinon les plus gros acteurs dans l’audit de fonds de placements alternatifs au Canada. Toutes les parties prenantes se sont fiées à leur tra­vail. Les états financiers vérifiés des fonds Bridging en date du 31 décembre 2020 ne laissaient en rien présager la catastrophe à venir. La valeur liquidative nette des parts de fonds avait été confirmée sans la moindre perte ou provision.

On connaît aujourd’hui, grâce aux divers rapports du séquestre remis à la CSO, combien de failles existaient dans la gestion des fonds, et combien de prêts étaient en défaut ou en absence de collatéral suffisant pour ga­rantir les prêts en entier, ainsi que l’ampleur des pertes appré­hendées. Il est donc difficile de comprendre comment le vérifi­cateur a pu ne rien voir au cours de ses audits sans avoir failli à ses obligations.

Problèmes de gouvernance

Par ailleurs, soulignons qu’il n’y avait pas suffisamment de mécanismes de surveillance ex­terne en place. La démonstration est faite : on ne peut compter sur le vérificateur pour s’assurer que les investisseurs seront protégés. Le comité d’approbation et de suivi des prêts était exclusive­ment constitué de membres de la haute direction et d’actionnaires ; aucun expert externe n’y siégeait. Aucune firme tierce spécialisée dans l’évaluation externe des prêts n’était embauchée pour poser un regard neutre et indé­pendant sur la valeur des actifs de Bridging.

Ces éléments pourraient certai­nement être des critères dans les choix de placement des conseillers.

Dans la déclaration sous ser­ment de la CVMO présentée par l’enquêteur Daniel Tourangeau à la CSO, des éléments de preuve liés à des versements de fonds non divulgués qui ressembleraient à de l’appropriation de fonds ont été soumis. Si ces éléments sont avérés, cela constituerait de la fraude. Cela dit, il faut disposer de pouvoirs d’enquête pour déceler un stratagème où des pots-de-vin, détournements ou appropriations de fonds ont lieu.

Les conseillers ne disposent pas de tels pouvoirs. Il n’est pas facile – certains diront impossible – de se prémunir contre tous les risques liés à la malhonnêteté des indi­vidus. Les systèmes sont en place pour les éviter, mais ils ne peuvent l’être entièrement.

De plus, à moins de connaître personnellement l’équipe de di­rection et les actionnaires, les al­légations sur les habitudes de vie personnelles et professionnelles discutables de David Sharpe ou de la famille Coco, les actionnaires majoritaires, il peut être difficile pour un conseiller de mesurer ces aspects et de les considérer dans ses choix de placement.

Que faire maintenant ?

Comme le dit le dicton : il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Les actifs illiquides continuent de constituer une part grandissante des portefeuilles institutionnels et de celui des particuliers fortunés. Ce type de placement a sa place dans les portefeuilles des clients grâce à ses rendements décorrélés et à la diversification globale de portefeuille.

Cela dit, pour les conseillers en placement et les gestionnaires de portefeuille, une grande question doit se poser : qui a le temps, les connaissances et les ressources pour bien suivre le contenu des portefeuilles privés ? À qui peut-on se fier ? Bridging était-elle un événement isolé, ou doit-on se méfier de la catégorie d’actif dans son ensemble ?

Les conseillers doivent s’ap­puyer sur un ensemble de pro­cessus pour choisir leurs outils de placement. On devrait vérifier la qualité de ces processus de ma­nière continue au fil du temps. Ainsi, se fier à des acteurs bien établis, de grande taille et ayant une solide réputation et de nom­breux clients institutionnels peut constituer un bon pare-feu pour éviter des erreurs majeures. Par exemple, dans le cas qui nous intéresse, outre la Croix Bleue et Canassurance qui ont investi des sommes importantes à la fin de 2020, on sait maintenant que Bridging avait peu d’investis­seurs institutionnels véritables.

Également, toutes les stra­tégies de placement peuvent connaître des changements au fil du temps. Par exemple, plusieurs fonds de dette privée consentant des prêts à court terme ont commencé à offrir des termes plus longs à leurs emprunteurs. Les taux d’intérêt changent, les ratios de couver­ture (dette/capitaux propres) peuvent changer. Ces aspects doivent être supervisés et on doit décider si on demeure à l’aise avec une stratégie qui évolue, et si cette évolution est négative ou positive sur les rendements et les risques associés à une stratégie.

De nombreuses firmes mon­diales ou canadiennes sérieuses et bien établies offrent désormais des placements privés divers aux conseillers en placement. Ils ap­paraissent comme de bons choix à sélectionner pour investir dans des actifs moins liquides. Les conseillers peuvent aussi regarder diverses autres stratégies décorré­lées avec un sous-jacent liquide, comme les stratégies d’obligations de sociétés alternatives liquides, les fonds de couverture, certains fonds de dette ou d’actions privées ayant une partie d’actifs illiquides et une partie liquide offerts par prospectus, voire les stratégies d’arbitrage de fusions et acquisi­tions qui ont aussi une forte dé­corrélation aux marchés.

Le plus important reste de bo­nifier le rapport risque/rende­ment du portefeuille afin de jus­tifier l’utilisation des placements alternatifs.

NDLR : Au moment d’écrire ces lignes, le dossier Bridging était toujours devant les tribunaux. L’issue définitive pour les inves­tisseurs n’est pas connue et ne le sera pas avant plusieurs mois ou années, compte tenu des délais judiciaires.

Vincent Cliche est conseiller en placement