L'Europe vue de très haut.
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Montée du populisme, augmentation des inégalités, monnaie unique sous-performante, ensemble européen en panne… L’Europe est aux prises avec plusieurs crises qui minent son potentiel de croissance économique à long terme, affirme un spécialiste de l’économie et de la finance européenne.

«L’Europe rentre dans une période de hautes turbulences, qui est aggravée par le fait que la croissance européenne devient extrêmement faible», explique à Finance et Investissement Bruno Colmant, PDG de la banque d’investissement belge Degroof Petercam, en marge de la dernière Conférence de Montréal.

Bruno Colmant, 58 ans, membre de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, est un financier, un économiste et un intellectuel de la finance très prolifique. Depuis 1991, il a publié ou copublié plus de 70 ouvrages, dont Du rêve de la mondialisation au cauchemar populiste (2019) et L’euro : une utopie trahie ? (2017), ainsi que signé quelque 5 000 articles et chroniques.

Ce spécialiste s’inquiète au plus haut point pour la stabilité économique et politique du Vieux Continent. «Au cours des 10 prochaines années, l’Europe affichera une croissance annuelle de 1 à 1,5 %, soit un niveau insuffisant pour assurer les avantages sociaux», souligne-t-il.

En 2018, le produit intérieur brut (PIB) de la zone euro a progressé de 1,9 %, selon le Fonds monétaire international (FMI). Le FMI prévoit qu’il augmentera de 1,3 % cette année et de 1,6 % l’année prochaine, alors que le moteur économique de l’Europe, l’Allemagne, commence à caler.

C’est moins que la moyenne des pays industrialisés, qui afficheront une croissance de 1,9 % en 2019 et de 1,7 % en 2020, selon le FMI.

Recul de la mondialisation

Bruno Colmant soutient que les problèmes de l’Europe surviennent dans un contexte de recul de la mondialisation de l’économie. «La parenthèse néolibérale ouverte par Ronald Reagan, aux États-Unis, et Margaret Thatcher, au Royaume-Uni, au tournant des années 1980 est en train de se refermer», dit-il.

Selon lui, la mondialisation bat de l’aile en raison de la politique protectionniste de l’administration Trump, mais aussi du Brexit, qui met fin à une sorte de multilatéralisme économique avec l’Union européenne.

Ce n’est pas la première fois que la mondialisation recule dans l’histoire.

La première période de mondialisation s’est amorcée au Royaume-Uni et en Europe au milieu du 19e siècle, pour se terminer avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale (1914-1918) et la dépression des années 1930.

La deuxième période de mondialisation – dans laquelle nous sommes actuellement – a débuté en 1971, quand le président américain Richard Nixon a supprimé la convertibilité du dollar en or.

Cette décision a mis fin au système financier international de l’après-guerre et lancé la mondialisation financière, accélérée ensuite par les politiques néolibérales (libéralisation du commerce, déréglementation, privatisation) de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher.

Or, depuis la récession mondiale de 2008-2009, cette deuxième mondialisation fait l’objet de vives critiques en Occident en raison des délocalisations d’emplois, de la montée des inégalités et de l’insécurité économique.

Crises structurelles

Selon Bruno Colmant, deux autres crises structurelles en Europe s’ajoutent à ce phénomène mondial, ce qui accentue la «période d’incertitude» dans laquelle l’Europe est entrée.

Premièrement, la «construction européenne» ne fait plus autant rêver les nations du continent comme c’était le cas après la chute du communisme, au tournant des années 1990, quand les Européens de l’Est cognaient à la porte de l’Union européenne.

«Aujourd’hui, on voit des résistances à l’Est, dit le patron de Degroof Petercam. Il y a même certains pays qui veulent s’extraire de l’influence de l’Union européenne, comme la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie.» La Pologne et la Hongrie sont d’ailleurs dirigées par des gouvernements populistes eurosceptiques et antilibéraux.

Les tensions au sein de l’Union européenne se sont accentuées lors de la crise des migrants de 2015, quand l’Allemagne en a accueilli un million à elle seule. Bruxelles a alors demandé aux pays d’Europe orientale d’accueillir davantage de migrants, ce qu’ils ont refusé de faire. Un refus qui a montré la fracture politique du Vieux Continent et les limites de l’intégration européenne.

Deuxièmement, la «divergence de vision» sur le rôle de l’euro (la monnaie unique européenne utilisée par 19 pays) mine aussi le potentiel économique du continent européen, affirme Bruno Colmant.

Deux camps géographiques s’affrontent.

Alors que les pays du Sud comme l’Italie veulent que l’euro serve à stimuler l’économie et créer des emplois, les pays du Nord tels que l’Allemagne considèrent que la monnaie unique doit exclusivement assurer la stabilité des prix et protéger le pouvoir d’achat.

Au centre de cette guerre idéologique se trouve une Banque centrale européenne (BCE), située à Francfort, en Allemagne, qui n’a ni l’efficacité ni la force de frappe de la Réserve fédérale (Fed) des États-Unis ou de la Banque du Canada.

Au cours de la dernière récession, la Fed a baissé rapidement son taux directeur pour stimuler l’économie, en plus de déployer une politique d’assouplissement quantitatif pour faciliter le crédit et relancer la production et l’emploi aux États-Unis.

En 2008, la BCE a elle aussi abaissé son taux directeur pour relancer l’économie de la zone euro. Par contre, elle a attendu jusqu’en 2015 (soit sept ans après le déclenchement de la récession mondiale) pour déployer une politique d’assouplissement monétaire, parce qu’elle craignait d’engendrer de l’inflation, rappelle Bruno Colmant.

Résultat ? L’économie européenne a pris beaucoup plus de temps à se remettre de la récession, sans parler des difficultés à régler la crise de la dette publique dans des pays comme la Grèce, l’Italie, le Portugal et l’Irlande.

Une monnaie sous-optimale

Ainsi, après 20 ans d’existence, l’euro est une «monnaie sous-optimale» encadrée par une banque centrale à qui il manque la souplesse et l’indépendance de la Fed pour s’occuper à la fois de création d’emplois et de stabilité des prix, estime Bruno Colmant.

De plus, contrairement aux États-Unis ou au Canada, l’Union européenne ne dispose pas d’un gouvernement fédéral (la structure européenne est plutôt confédérale) pour secourir l’un des États membres en grande difficulté financière.

Advenant une grave crise financière au Texas, par exemple, c’est le gouvernement fédéral à Washington qui élaborera un plan de sauvetage pour l’aider, et non pas la Californie, la Floride et l’État de New York.

Or, lors de la crise grecque, ce sont essentiellement les États puissants de l’Union européenne comme l’Allemagne et la France (de concert avec le FMI et la BCE) qui ont imaginé un plan de relance et l’ont imposé à la Grèce.

Néanmoins, malgré ses défauts, l’euro est là pour de bon, affirme Bruno Colmant.

Sortir de la zone euro serait non seulement catastrophique pour un pays, mais aussi pour le reste de l’économie européenne, étant donné qu’il n’y a plus de réserves de change dans les anciennes banques centrales nationales. C’est le système bancaire européen qui détient encore d’anciennes monnaies nationales comme le franc français ou la lire italienne.

Si un pays renonçait à l’euro pour revenir à son ancienne monnaie, les créances et les dettes de ce pays perdraient de la valeur et cette situation ferait «imploser le système bancaire», déclare Bruno Colmant.