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Depuis une dizaine d’années, les tribunaux tendent à affirmer la légitimité des intérêts à long terme de l’entreprise et de ses parties prenantes aux dépens des objectifs de maximisation des bénéfices à court terme. Certains tribunaux ont même appuyé une notion porteuse de grands changements selon laquelle les entreprises ont des obligations morales.

Le dernier livre du professeur de droit Ivan Tchotourian, Entreprises et responsabilité sociale : la gouvernance en question (Presses de l’Université Laval, 2019), contient quelques surprises pour ceux qui croient toujours en la prépondérance, en tout temps et en tous lieux, des intérêts privés des actionnaires.

On y constate qu’au Québec et au Canada, les administrateurs sont fortement incités à prendre en compte les intérêts des parties prenantes lors de leurs prises de décision.

La tendance à l’affirmation de la responsabilité sociale de l’entreprise coïncide d’ailleurs avec la montée des produits d’investissement dit responsables.

Recherchés par un nombre grandissant d’investisseurs institutionnels et de consommateurs, ces produits disent incarner des valeurs en hausse comme la bonne gouvernance (y compris la représentation des femmes dans la direction), le respect de l’environnement et la promotion des droits de la personne. Cela va jusqu’à la prise en compte des activités de l’entreprise et de ses sous-traitants et fournisseurs dans des pays étrangers. Pour bon nombre, les produits d’investissement responsable incarnent l’idéal d’une croissance durable.

« La responsabilité sociale de l’entreprise et les produits d’investissement responsable ne sont pas des effets de mode », constate Ivan Tchotourian, professeur de droit à l’Université Laval.

L’effet de la crise de 2008

Dans son dernier livre, Ivan Tchotourian examine notamment l’évolution des législations, de la jurisprudence et des décisions des organismes de réglementation en matière de régulation des entreprises au Québec et dans le reste du Canada, aux États-Unis, dans l’Union européenne (principalement en France), en Angleterre, en Australie et en Inde.

Dans bien des États, il devient clair que les droits des actionnaires ne sont pas prééminents. La Cour suprême du Canada l’a signalé dans une décision de 2004 en affirmant que l’intérêt supérieur de l’entreprise n’équivaut pas à celui des seuls actionnaires. Il revient aux membres des conseils d’administration (CA) de définir la voie de l’intérêt supérieur de l’entreprise, a alors conclu la Cour suprême.

En revanche, les États-Unis restent fondamentalement campés sur une décision de 1919 de la Cour suprême du Michigan, selon laquelle l’entreprise est organisée et exploitée pour le bénéfice primordial des actionnaires.

Selon Ivan Tchotourian, le mouvement en faveur de la responsabilité sociale de l’entreprise doit une bonne partie de son énergie aux impacts de la crise de 2008.

« Il est devenu clair que certains comportements ont mis de grandes entreprises en danger, que ce soit par des versements exagérés de dividendes, des pratiques comptables hautement discutables, des rémunérations abusives de hauts dirigeants, des actionnaires qui ne s’engagent pas à moyen ou long terme, etc. » dit Ivan Tchotourian.

Changements limités

Au Canada, le droit et la jurisprudence ont ouvert quelques portes vers la responsabilité sociale de l’entreprise. Toutefois, jusqu’ici, les changements concrets ont été limités.

Ainsi, la composition des CA des entreprises canadiennes n’est pas encadrée juridiquement de façon à intégrer automatiquement d’autres intérêts que ceux des actionnaires.

Par exemple, contrairement à l’Allemagne, aux Pays-Bas et à la Norvège, il n’existe pas chez nous de quotas (et a fortiori, de sanctions) à l’égard de la représentation des femmes dans les CA et dans les postes de haute direction. Autre exemple : les CA du Québec et du Canada ne sont pas tenus de voter sur des questions de rémunération des dirigeants. Et contrairement à 16 pays d’Europe, les CA d’ici ne réservent aucun fauteuil aux salariés.

La thématique du devoir de vigilance des entreprises est également très significative. En 2013, la Cour suprême de l’Ontario signalait que les sociétés mères (dans ce cas-ci, une société minière) ont un devoir de vigilance à l’égard des populations touchées par des activités de leurs filiales à l’étranger. Voilà un premier pas prometteur, souligne Ivan Tchotourian, en précisant que les solutions actuelles de responsabilisation des entreprises « sont complexes à mettre en oeuvre et truffées d’obstacles de fond et procéduraux ».

Le professeur Tchotourian constate ainsi qu’au Québec et au Canada, la percée juridique de la responsabilité sociale des entreprises en est à ses débuts… mais que « les choses bougent ».

« C’est une question de temps avant que la responsabilité sociale de l’entreprise exprime tout son potentiel », signale-t-il.

Évoquant la situation actuelle où cette responsabilité découle de la participation volontaire des entreprises, Ivan Tchotourian dessine une perspective plausible d’un « droit de nature obligatoire ».

Car l’appétit des investisseurs institutionnels et individuels pour les produits d’investissement responsable pourrait accélérer cette évolution. « Il y a un besoin d’éclairer les décisions des investisseurs concernant leurs choix de produits d’investissement responsable. Certains ne sont pas aussi vertueux qu’ils le prétendent ! » constate Ivan Tchotourian.

Les investisseurs sont-ils réellement prêts à envisager autre chose que la performance pure ? « L’espoir est permis », rétorque Ivan Tchotourian.

Ce dernier avait signé auparavant Gouvernance d’entreprise et fonds d’investissement : Réflexions juridiques sur un activisme d’un nouveau genre, dont Finance et Investissement a rendu compte en septembre 2018 (https://tinyurl.com/tm4ezrc). FI

C’est une question de temps avant que la responsabilité sociale de l’entreprise exprime tout son potentiel.

– Ivan Tchotourian