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La multiplication des cryptomonnaies renvoie à une époque où régnaient les «banques libres», soit des banques émettrices de leur propre monnaie non réglementée par un banquier central. Certains fervents des «marchés libres» en appellent le retour. Or, c’est l’existence d’une banque centrale que les cryptomonnaies remettent en cause.

Le système d’une banque centrale, émettrice et garante de la monnaie, autour de laquelle gravite une constellation de banques satellites est un phénomène relativement récent. Bien que les banques centrales d’Amsterdam et d’Angleterre aient été fondées à la fin du 17e siècle, des pays comme l’Écosse, les États-Unis et le Canada ont été dominés par des banques libres tout au long du 19e siècle. Au Canada, en 1871, on en comptait 51, selon Kurt Schuler, l’un des auteurs du livre The Experience of Free Banking.

Chacune de ces banques émettait sa propre monnaie, appuyée sur la valeur de l’or, et la plupart acceptaient les monnaies des autres banques au pair. Aux États-Unis, le système des banques libres a fait preuve de beaucoup d’instabilité, alors que celui du Canada s’est avéré étonnamment stable et fiable, surtout grâce à une réglementation plus légère et appropriée, selon George Selgin, directeur du Center for Monetary and Financial Alternatives, au Cato Institute, à Washington.

Système étonnamment stable

Une étude de 2017 de la Banque du Canada portant sur les monnaies numériques («Canadian Bank Notes and Dominion Notes : Lessons for Digital Currencies») relève trois faillites de banques canadiennes entraînant des pertes pour les détenteurs de billets de ces banques durant la période qui s’étend de 1867 à 1895. Une seule faillite s’est soldée par une perte totale de valeur de sa monnaie pour les détenteurs ; les deux autres ont entraîné des pertes de valeur d’environ 42 %, affirme George Selgin dans un essai intitulé Wrong Lessons from Canada’s Private Currency, qui donne la réplique à l’étude de la Banque du Canada. Durant la même période aux États-Unis, on dénombre 330 faillites, dont les pertes ont perduré beaucoup plus longtemps pour les détenteurs.

Rappelons que les auteurs de l’étude de la Banque du Canada concluent que les monnaies numériques privées ne seront pas parfaitement sûres sans intervention publique, une conclusion avec laquelle George Selgin est en désaccord.

Le Canada a créé sa banque centrale en 1935 pour extraire le pays des remous de la Grande Dépression, mais sans succès, affirme Kurt Schuler. La création d’une monnaie fiduciaire, détachée de l’étalon-or, a plutôt entraîné de nombreux épisodes d’inflation, phénomène presque entièrement absent de l’époque des banques libres.

Adepte des cryptomonnaies, George Selgin ne croit pas que celles-ci sonnent le glas des banques actuelles. «Les cryptomonnaies ne sont pas un substitut pour les banques, dit-il. Certains appellent un monde sans banques, mais je suis en désaccord. En fait, on pourrait construire un système bancaire autour de cryptomonnaies (bitcoin).»

Ébranler les colonnes du temple

C’est plutôt les colonnes des banques centrales que les cryptomonnaies ébranlent, selon Jonathan Hamel, président de l’Académie Bitcoin, à Montréal. Car le bitcoin, vaisseau amiral des cryptomonnaies, «est distribué et déterminé par consensus,» renchérit Brian Knight, fellow de recherche senior au Mercatus Center de l’Université George Mason, en Virginie. «Personne ne le contrôle, ajoute-t-il, et personne ne peut en dicter les termes.» Autrement dit, la monnaie et sa création pourraient échapper entièrement aux dictats d’une poignée de banquiers centraux.

De plus, le réseau d’échange du bitcoin assure l’anonymat des participants. Or, comme le fait ressortir George Selgin, il s’agit d’un pseudo-anonymat. Un acteur central, comme une banque centrale, pourrait briser cet anonymat et se donner un accès direct aux comptes en ligne des participants. «Voudriez-vous que la banque centrale ait accès directement à vos comptes ?» demande Brian Knight, qui insiste pour cette raison que la cryptomonnaie de l’avenir soit indépendante de tout contrôle et de toute intervention d’une banque centrale.

Le pouvoir de dislocation des cryptomonnaies est considérable, juge George Selgin. «Les banques libres sont loin d’être aussi radicales et inusitées que le phénomène des cryptomonnaies», dit-il, y voyant l’équivalent d’un étalon-or, mais sans les coûts et les contraintes rattachés à la production de ce produit. Par ailleurs, une cryptomonnaie s’avère une monnaie fiduciaire, mais dont les règles d’opération, automatisées en quelque sorte, peuvent être libres de tout contrôle central.

Ainsi, on pourrait avoir une monnaie numérique à quantité limitée, tout comme l’or, dont la création échapperait à une banque centrale. Cela limiterait les deux déficiences graves liées au système de banque centrale : l’inflation et, du coup, la dévaluation à long terme de la monnaie. Plus encore, le nombre de crises systémiques récurrentes, que plusieurs économistes néolibéraux assignent en partie à l’action des banques centrales, serait réduit.

Les banques centrales ne diminuent pas l’occurrence des crises, affirme dans un article du journal Les Affaires, Nathalie Janson, professeure à NEOMA, à Rouen, alors qu’elles ont souvent été créées pour les combattre. En imposant des règles, dit-elle, les banques centrales entraînent une homogénéisation des portefeuilles des banques. Quand l’une d’elles se trouve exposée à un risque imprévu, on constate vite qu’elles le sont toutes. Plus encore, jugent des économistes néolibéraux, le rôle de prêteur de dernier recours des banques centrales mine le sens de la responsabilité des banques individuelles et la rigueur de leur gestion.

eMonnaie démocratique

George Selgin est adepte davantage du concept de cryptomonnaie que de sa réalité actuelle, incarnée au premier chef par le bitcoin. Car le bitcoin est encore loin d’avoir fait ses preuves. «Le nombre de transactions réalisées à ce jour est infinitésimal comparé à la taille totale de l’économie», fait ressortir John Chant, professeur émérite d’économie à l’Université Simon Fraser, à Vancouver.

De plus, ajoute celui-ci, le bitcoin prétend être davantage un moyen d’échange qu’un produit de base, sujet encore à une spéculation démesurée. Mais c’est faux. «En fait, dit-il, les émetteurs ne créent pas vraiment une monnaie numérique, mais un produit [un actif spéculatif]. Le rôle de monnaie est simplement un écran pour contourner la réglementation en actions mobilières.»

Ce sont des objections auxquelles souscrirait probablement George Selgin, qui rêve d’une cryptomonnaie capable de mieux gérer l’émission de la monnaie, loin de l’intervention des banquiers centraux. Car le mécanisme de création de bitcoin, extrêmement limitatif et appelé à cesser au seuil de 21 millions d’unités vers 2040, est de nature purement technologique et étranger aux impératifs de l’économie.

Reprenant une parole de l’économiste Milton Friedman, George Selgin juge que «la monnaie est une chose trop importante pour être confiée à des banquiers centraux». Pourquoi ne pas plutôt la confier à un algorithme informatique, comme Milton Friedman le souhaitait. Le bitcoin nous indique la voie dans ce sens. Mais au lieu d’un algorithme de création monétaire purement technologique, George Selgin en créerait un lié à un seul ou à divers facteurs économiques, par exemple la progression du PIB nominal.

«On peut imaginer, écrit George Selgin, un système dans lequel le paramètre de difficulté (de création de monnaie) répond, non pas à des changements de technologie de minage [de cryptomonnaie], mais aussi à des changements dans le volume global de transactions d’argent synthétique, de telle sorte que le minage devient plus profitable quand le volume est insuffisant, et devient moins profitable quand il est excessif.» Or, ces paramètres seraient scellés et ne seraient pas sujets à l’intervention d’une banque centrale ; à la rigueur, ils pourraient être modifiés moyennant l’accord d’une majorité de participants du système d’échange.

Un tel processus pourrait mener à la mise en place d’une banque centrale démocratique, une sorte d’eBanque du peuple. Cependant, voudrait-on confier la gestion monétaire à un algorithme ? Pas évident, reconnaît George Selgin.