Les hommes d’affaires passent le bâton dans la course de relais dans le stade
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Au Canada, les entreprises familiales constituent une composante stratégique de notre économie. Elles représenteraient environ 63,1 % des sociétés privées, génèrent près de la moitié du PIB réel du secteur privé et emploient près de 7 millions de personnes, témoignant de leur influence sur l’ensemble du tissu économique national[1].

Malgré leur importance, la relève pose un défi majeur : moins de 10 % des propriétaires de PME canadiennes disposent d’un plan de relève formel écrit[2]. Cette absence de préparation expose les entreprises à de grandes vulnérabilités lors des transferts intergénérationnels.

Les causes sont multiples : une gouvernance trop informelle, des rôles flous entre famille et entreprise, une communication insuffisante et des conflits implicites. Les dimensions fiscales et juridiques, quand elles sont négligées ou mal comprises, peuvent elles aussi compromettre la réussite du transfert.

Un transfert réussi va bien au-delà du maintien de la valeur patrimoniale. Il repose d’abord sur un alignement intergénérationnel : les valeurs de la famille doivent trouver écho dans la vision de l’entreprise, et cette vision doit être traduite en une stratégie de gouvernance claire et partagée.

Sur le plan organisationnel, cela implique de définir les rôles et responsabilités des membres de la famille, d’instaurer des mécanismes de résolution des conflits et de mettre en place des forums de communication adaptés. La formation des successeurs et leur intégration progressive dans les instances décisionnelles sont également des facteurs déterminants de la réussite.

Le Family Enterprise Continuity Framework de Family Enterprise Canada illustre cette approche en soulignant cinq dimensions essentielles :

  • la stratégie d’entreprise,
  • l’intégration de la richesse,
  • la clarté intrapersonnelle,
  • l’alignement des propriétaires, et
  • la formalisation de la gouvernance[3].

C’est dans l’équilibre de ces cinq éléments que s’inscrit la continuité des entreprises familiales.

Un transfert réussi ne se limite donc pas à un passage de titres ou d’actifs. Il vise à transmettre un héritage immatériel : une identité commune, une culture entrepreneuriale et un savoir-faire accumulé. En ce sens, la fiscalité et le droit ne doivent pas être perçus uniquement comme des contraintes techniques, mais comme des leviers pour soutenir ce processus, en facilitant la transition et en minimisant les frictions.

Lorsque ces conditions sont réunies, la transmission devient un acte de pérennité qui protège non seulement le patrimoine familial, mais aussi la contribution de l’entreprise à la société, que ce soit en matière d’emplois, d’innovation ou de vitalité économique régionale.

Or, la réussite d’un transfert d’entreprise familiale repose autant sur la solidité des liens humains que sur la cohérence des leviers fiscaux qui l’encadrent. Lorsqu’un propriétaire envisage de vendre ses actions à la génération suivante, certaines dispositions fiscales peuvent involontairement freiner cette transition, même lorsqu’elle est motivée par un réel souci de pérennité. C’est précisément dans ce contexte qu’intervient une règle fiscale dont la portée peut être déterminante : l’article 84.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu (L.I.R).

L’article84.1 L.I.R. dans le contexte du transfert d’entreprise familiale

La transmission intergénérationnelle d’une entreprise familiale, bien qu’essentielle à la continuité économique et patrimoniale, soulève des considérations fiscales complexes. Lorsqu’un actionnaire souhaite transférer ses actions à une société contrôlée par ses enfants, cette volonté, pourtant naturelle dans un processus de relève, peut se heurter à l’article 84.1 L.I.R. Cette disposition, conçue à l’origine pour contrer certaines formes d’évitement fiscal, peut entraîner des conséquences fiscales importantes si les conditions précises qu’elle impose ne sont pas respectées.

Origine et portée de l’article 84.1 L.I.R.

L’article 84.1 L.I.R. vise à empêcher les contribuables de convertir, dans un contexte de planification, les surplus accumulés dans une société en gain en capital, alors que ceux-ci devraient normalement être distribués sous forme de dividendes imposables. Cette disposition s’applique notamment lorsque des actions d’une société sont vendues à une société acheteuse avec laquelle le vendeur a un lien de dépendance, comme dans le cas d’une société contrôlée par des membres de la famille. Le gain réalisé est alors requalifié en dividende réputé.

L’objectif est de contrer certaines formes de dépouillement de surplus, où un actionnaire tenterait de retirer des liquidités de manière fiscalement avantageuse, sans véritable désengagement économique.

Une barrière aux transferts intergénérationnels

L’application stricte de cette règle avait cependant pour effet de pénaliser les véritables transferts d’entreprises entre générations, en les assujettissant à un traitement fiscal moins favorable que celui réservé à une vente à un tiers. Cette asymétrie, largement critiquée par les milieux professionnels et entrepreneuriaux, allait à l’encontre de l’intention de favoriser la relève familiale dans les PME canadiennes.

Sanctionné en juin 2021, le projet de loi C-208 a amorcé une réforme en excluant l’application de l’article 84.1 L.I.R. dans certaines situations de transfert familial. Il reconnaissait ainsi la légitimité de tels transferts, tout en exigeant le respect de certaines conditions. Toutefois, les règles initialement introduites ont rapidement été jugées trop imprécises pour prévenir les abus.

Afin d’assurer l’intégrité du régime, le budget fédéral de 2023 a proposé des ajustements majeurs à ces règles, précisant les critères d’exclusion de l’article 84.1 L.I.R. pour les ventes d’actions admissibles dans un contexte de relève familiale. Ces ajustements sont entrés en vigueur le 1er janvier 2024.

Conditions désormais requises

Depuis 2024, deux types de transfert peuvent permettre de bénéficier de l’exemption prévue à l’article 84.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu : le transfert immédiat et le transfert progressif. Chacun repose sur des conditions distinctes, mais certains critères généraux s’appliquent dans les deux cas.

  • La société acheteuse doit être contrôlée par un ou plusieurs enfants ou petits-enfants majeurs du vendeur, la définition d’« enfant » étant élargie par la Loi pour inclure également une nièce ou un neveu.
  • Les actions doivent être celles d’une société exploitant activement une entreprise au Canada.
  • Au moins un enfant qui contrôle la société acheteuse doit participer activement à l’entreprise pendant une période minimale, soit trois ans pour un transfert immédiat, ou cinq ans dans le cadre d’un transfert progressif.

Précisions sur le contrôle et la gestion

  • Transfert immédiat: le vendeur doit céder dès la transaction le contrôle de droit et de fait de la société. L’enfant ou la génération suivante doit assurer le contrôle de droit et la participation active pendant une période minimale de 36 mois, et la gestion doit être transférée dans ce même délai.
  • Transfert progressif: le vendeur doit céder immédiatement le contrôle de droit. Il peut toutefois demeurer présent à titre de conseiller ou occuper un rôle transitoire, mais il doit réduire son influence et ne plus exercer de contrôle de fait au terme de la période progressive. L’enfant ou la génération suivante doit maintenir le contrôle de droit et sa participation active pendant au moins 60 mois, et la gestion doit être transférée dans ce délai. Enfin, le vendeur doit avoir cédé toutes ses actions ordinaires dans les 36 mois suivant la disposition. D’autres limitations prévues par la Loi s’appliquent également afin d’éviter que l’ancien propriétaire conserve un pouvoir de contrôle indirect.

Ces règles visent à favoriser les transmissions d’entreprise véritablement fondées sur un objectif de relève familiale, tout en maintenant une vigilance accrue face aux planifications abusives.

Conclusion

Comme nous l’avons vu en première partie, la pérennité des entreprises familiales repose sur bien plus qu’une simple transmission d’actifs : elle exige une préparation stratégique, un alignement intergénérationnel, ainsi qu’un environnement fiscal qui ne pénalise pas injustement les familles engagées dans un véritable processus de relève.

L’assouplissement des règles de l’article 84.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu reflète cette réalité. En facilitant, sous conditions, les transferts intergénérationnels planifiés, le législateur témoigne d’une volonté d’appuyer la continuité entrepreneuriale au sein des familles.

Toutefois, la prudence demeure de mise : ces règles, bien qu’adaptées depuis 2021, s’accompagnent de conditions rigoureuses qu’il importe de respecter scrupuleusement. Une planification inadéquate pourrait, à défaut, raviver l’effet punitif de la disposition initiale.

En définitive, cette réforme illustre l’indispensable articulation entre droit fiscal et dynamiques familiales, deux sphères souvent perçues comme distinctes, mais qui, en pratique, se croisent au cœur des décisions les plus structurantes pour l’avenir des entreprises familiales au Canada.

[1] https://www.conferenceboard.ca/product/the-economic-impact-of-family-owned-enterprises-in-canada/

[2] https://www.cfib-fcei.ca/en/media/over-2-trillion-in-business-assets-are-at-stake-as-majority-of-small-business-owners-plan-to-exit-their-business-over-the-next-decade

[3] https://familyenterprise.ca/resource/five-elements-of-continuity/