Homme d'affaire tenant des liasses de billets
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Plusieurs entrepreneurs ont beaucoup souffert de la pandémie si leur entreprise était liée à la restauration ou au divertissement. D’autres ont profité du déplacement des dépenses des consommateurs et ont généré des profits records. L’activité économique intense de l’après-pandémie amène donc plusieurs fusions, acquisitions, réorganisations ou transferts à la relève.

Plusieurs réorganisations entraînent des changements au portefeuille d’assurance vie des actionnaires de ces sociétés. Or, le transfert de propriété d’un contrat d’assurance vie peut entraîner des conséquences fiscales non négligeables. D’une part, il peut en résulter un gain sur police pour l’auteur du transfert et, d’autre part, il peut entraîner un avantage conféré à un actionnaire. En effet, comme une police d’assurance vie n’est pas un bien en immobilisation, elle ne peut faire l’objet d’un roulement en vertu de l’article 85 de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. »). Le titulaire de la police tentera quelquefois de transférer la police à une autre société membre du même groupe ou à l’assuré directement. Dans un tel cas, c’est habituellement le paragraphe 148(7) L.I.R. qui trouve application, lequel prévoit que le produit de disposition de la police est réputé être égal au plus élevé de la valeur de rachat, du coût de base rajusté (« CBR ») ou de la valeur marchande de la contrepartie donnée pour l’intérêt dans la police. Par contre, cela n’élimine pas la possibilité d’imposer un avantage à l’actionnaire par suite du transfert de propriété du contrat. L’évaluation d’un avantage imposable s’apparente au traitement appliqué au transfert de tout autre élément d’actif hors d’une société : la « valeur » de l’avantage est égale à la juste valeur marchande (« JVM ») du bien transféré.

Mais quelle est la valeur marchande d’une police d’assurance vie? Comment est-elle déterminée?

  • Tel qu’il est précisé dans la Circulaire d’information 89-3 : « La juste valeur marchande est le prix le plus élevé, exprimé en dollars, qui puisse être obtenu sur un marché ouvert qui n’est soumis à aucune restriction, lorsque les parties à la transaction sont bien informées, qu’elles agissent avec prudence, qu’elles n’ont aucun lien de dépendance entre elles et que ni l’une ni l’autre n’est forcée de quelque manière de conclure la transaction. » Mais dans le cas des contrats d’assurance vie, la seule personne vraiment intéressée (et qui peut autoriser le transfert) sera l’assuré ou une société qu’il contrôle. Il n’y a donc pas de marché secondaire pour déterminer la vraie JVM dans un libre marché. Si on respecte ce principe de libre marché, il faudrait utiliser les formules que les sociétés viatiques utilisent lorsqu’elles achètent des contrats en vigueur. Leur évaluation est inférieure, car leur objectif est de faire un profit au moment du décès de l’assuré. Autre considération, dans le cas de transfert entre une société et son actionnaire ou une autre société liée, les deux parties à la transaction sont souvent liées à la seule et même personne physique; il est donc difficile de justifier l’impartialité de l’une ou l’autre des parties. Les contribuables utilisent alors souvent un actuaire indépendant afin d’établir la JVM d’une police d’assurance vie. L’actuaire tiendra compte de plusieurs facteurs pour établir son évaluation, soit :
  • l’espérance de vie de l’assuré;
  • le sexe;
  • l’âge atteint;
  • l’âge à l’émission;
  • le taux d’intérêt prévu pour la durée future du contrat;
  • l’état de santé de l’assuré;
  • les caractéristiques du contrat, garanties, taux de primes, dividendes aux assurés;
  • la valeur nominale;
  • les privilèges de conversion;
  • le coût de remplacement;
  • la valeur de rachat.

Plusieurs des données utilisées dans le calcul sont très variables, car il n’y a pas de formule précise pour établir la JVM d’une police d’assurance vie. Souvent, on s’en tient à un calcul d’actualisation des économies de primes futures. Mais qui peut prédire ce que sera le rendement des placements des contrats pour les 50 prochaines années?

Entre autres, il est plus facile d’évaluer une police de type Temporaire 100 ans, une vie universelle avec un coût d’assurance nivelé ou une vie entière non ajustable, car les coûts sont fixes. Mais que dire de la projection des rendements pour déterminer la valeur de rachat de la portion placement d’une vie universelle? Quant à l’évaluation d’une vie entière dont les primes sont payées par le rachat de l’assurance libérée, quel taux de participation devrait être utilisé?

L’Institut canadien des actuaires n’a pas de normes de pratique spécifiques pour la détermination de la JVM d’une police d’assurance vie. Donc, ce sont les normes de pratique générales qui s’appliquent, lesquelles peuvent porter à différentes interprétations par différents actuaires.

Exemple

Dans le cas d’une réorganisation, nous avons dû transférer la propriété de plusieurs contrats.

Un de ces contrats était une police d’assurance vie universelle souscrite en 2016 sur la vie d’un homme de 36 ans avec une protection de 15 000 000 $. La valeur de rachat s’élevait à 1 115 000 $ et le coût d’assurance était nivelé.

Quatre actuaires ont soumis des évaluations, les projets D, E et F sont du même actuaire. Les trois premiers actuaires ont utilisé une formule d’actualisation de l’économie des coûts d’assurance. L’actuaire D a été sélectionné à la suite de la première évaluation.

Lorsqu’est venu le temps de finaliser l’évaluation, l’actuaire a voulu majorer l’évaluation en se basant sur les rendements passés réalisés dans le contrat. La performance réalisée avait pour conséquence d’augmenter la valeur marchande du contrat. Le client avait fait de bons choix de placements, car le rendement moyen annuel depuis l’émission du contrat était de 12 % par année (indices boursiers). Néanmoins, rien ne garantit qu’il obtiendra le même rendement dans les années futures, il pourrait même avoir des années négatives. Comme en pratique la JVM est généralement déterminée du point de vue d’un acheteur, il serait raisonnable d’envisager que ce soit l’acheteur, et non le vendeur, qui profite des gains réalisés provenant de la prise de risque additionnelle par l’acheteur. Lorsque la police vie universelle a un taux d’intérêt minimum garanti sur les certificats de placement garanti, il serait approprié d’utiliser le plus haut taux d’intérêt garanti, s’il est raisonnable compte tenu de l’environnement économique, pour projeter les valeurs futures du fonds d’accumulation de la police vie universelle.

Ce qu’on en retient est que l’évaluation de la JVM peut varier de façon importante selon les hypothèses retenues. Concernant la durée du contrat, est-ce logique d’actualiser en fonction d’une date de décès basée sur l’espérance de vie pour un jeune homme de 36 ans? On présume ainsi que le contrat demeurera en force pour les 50 prochaines années. Or, en 50 ans, il peut se passer plusieurs événements qui feraient que le client résilierait le contrat.

Dans le cas présenté, l’évaluation de la JVM était très proche de la valeur de rachat. La société a déclaré un dividende en nature égal à la JVM de la police. Le dividende en nature ne représente pas une « contrepartie donnée » au sens du paragraphe 148(7) L.I.R., comme il est confirmé dans les interprétations techniques 2016-0671731E5 du 7 juin 2017 et 2017-0690311C6 du 18 mai 2017. Ainsi, le gain sur police de la société cédante était égal à la différence entre la valeur de rachat et le CBR de la police. De plus, puisqu’il y avait suffisamment de revenu protégé, le dividende en nature pouvait être versé libre d’impôt.

Malheureusement, il est difficile pour le client de comprendre qu’il doit payer de l’impôt sur un contrat qu’il détient et paie depuis plusieurs années. La valeur marchande d’une police de type Temporaire 100 ans est un bon exemple, car le cessionnaire a de la difficulté à apprécier le fait qu’il économisera dans l’avenir sur ses primes d’assurance. Ce qu’il constate plutôt est qu’il doit payer aujourd’hui de l’impôt sur l’estimation de cette économie future.

Il est décevant pour le cessionnaire d’être imposé sur une valeur qui pour lui est très abstraite. Néanmoins, sa perception négative est moindre lorsque sa condition de santé ne lui permet pas d’acheter une nouvelle assurance au tarif standard, et ce, même s’il doit payer davantage d’impôt du fait d’une majoration de l’évaluation. Cependant, la réalité est que plusieurs assurés préféreront résilier le contrat et en souscrire un nouveau plutôt que de payer immédiatement une facture d’impôt pour un bénéfice qui ne profitera qu’à long terme.

Que faire pour aider ses clients dans une telle situation?

  • Valider l’état de santé du client, si certains problèmes médicaux se sont développés au fil des années, il serait peut-être profitable de payer l’impôt plutôt que de perdre l’assurance. Selon certains actuaires, une police d’assurance vie temporaire renouvelable a normalement une JVM de 0 $ lorsque la vie assurée est en bonne santé (voir à ce sujet le texte d’Yves Girouard, « Méthodes d’évaluation de la valeur marchande d’une police d’assurance vie », dans Congrès 2009 de l’APFF). Pour une personne assurée qui présente des problèmes médicaux qui réduisent son espérance de vie, la JVM pourrait devenir très importante.
  • Discuter activement avec l’actuaire des hypothèses retenues et ne pas hésiter à discuter avec lui de la raisonnabilité de ces hypothèses.
  • Présenter au client un remplacement d’assurance pour qu’il puisse visualiser l’économie de maintenir le contrat existant malgré le coût que l’impôt représente.
  • Dans certaines circonstances, le client pourrait vouloir résilier le contrat, souvent à cause d’un manque de liquidités pour payer l’impôt. Il faudra lui offrir des solutions de rechange qui lui permettront de diminuer les flux monétaires qu’il consacre à son assurance. Un contrat en vie conjointe payable au second décès pourrait être intéressant si sa facture fiscale est reportée à son décès à cause du roulement au conjoint.
  • Plutôt que de résilier son contrat, le client pourrait envisager d’en faire don à un organisme de bienfaisance. Cela génèrera pour la société une déduction pour don égale à la JVM de la police. Cependant, le gain sur police pour la société sera établi en fonction de la valeur de rachat et du CBR.
  • Dans certains cas, le client envisage de laisser la police en place et d’obtenir un accès au capital décès par l’utilisation d’actions d’assurance vie.
  • À l’occasion, il est moins onéreux d’extraire les autres actifs de la société et de conserver la police d’assurance dans la société existante.

Finalement, on comprend qu’une transaction ou réorganisation d’entreprise est un moment opportun pour réviser le portefeuille d’assurance et les besoins du client.

Ce texte a paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 27, no 2 (Été 2022).

Par Gilles Chevalier, Pl. Fin., Président Engel-Chevalier, gilles@engelchevalier.com