La planète Terre en vert, posée sur une table où des gens discutent.
shuja / AdobeStock

Les conseillers naviguent en territoire incertain lorsqu’il s’agit d’intégrer les préférences environnementales de leurs clients à leurs recommandations. Entre une demande croissante des investisseurs et un encadrement réglementaire encore flou, le secteur de la finance durable avance à vue, selon des experts réunis au colloque sur le cadre réglementaire de la finance durable organisé par le Laboratoire en droit des services financiers de l’Université Laval, en octobre.

« On est en train de construire l’avion pendant qu’on vole », résume Laure Maillard, conseillère principale en investissement responsable chez Desjardins, pour illustrer la réalité du terrain.

Un sondage de l’Association de l’investissement responsable (AIR) révèle que 67 % des Canadiens se disent intéressés par les placements responsables, mais que seulement 28 % déclarent en détenir. Ce décalage témoigne de la difficulté pour les intermédiaires financiers à traduire les préférences environnementales des clients en recommandations d’investissement concrètes.

Selon des données de Desjardins, l’intérêt pour la finance durable est particulièrement marqué chez les femmes, les jeunes et les investisseurs de plus de 50 ans. Mais si les épargnants veulent investir selon leurs convictions, leurs conseillers ne sont pas toujours équipés pour les accompagner, constate Laure Maillard. Le cadre réglementaire canadien tarde à définir comment ces préférences doivent être intégrées dans le conseil financier.

Vide réglementaire

Au Québec comme au Canada, rien n’oblige actuellement les conseillers à tenir compte des préférences environnementales de leurs clients dans leurs recommandations. « On n’a rien dans nos lois ou règlements qui oblige les conseillers à le faire », rappelle la professeure Cinthia Duclos, spécialiste du droit de l’environnement à l’Université Laval.

L’Organisme canadien de réglementation des investissements (OCRI) recommande bien de donner au client l’occasion d’exprimer ses besoins et objectifs, y compris en matière d’investissement durable, mais sans en faire une obligation. Dans la pratique, l’initiative de lancer la discussion revient donc au client, ce qui limite considérablement la portée du conseil durable. Ainsi, seulement 28 % des Canadiens déclarent avoir discuté de leurs préférences environnementales avec leur conseiller.

Des modèles inspirants

D’autres juridictions ont pris de l’avance. L’Union européenne a adopté un règlement en 2022 qui oblige les conseillers à questionner systématiquement les clients sur leurs préférences environnementales et à en tenir compte dans leurs recommandations. Ces préférences ne peuvent pas primer sur les autres objectifs financiers, mais leur intégration est incontournable.

En Suisse, une directive de l’Association suisse des banquiers impose également de consigner les préférences environnementales, sociales, et de gouvernance (ESG) des clients et de s’assurer que les solutions proposées y correspondent, même si ces considérations restent secondaires.

Résultat : les investisseurs européens voient leurs valeurs davantage reflétées dans leurs portefeuilles. En France, 62 % des investisseurs choisissent un produit responsable lorsqu’on leur en propose concrètement un.

Desjardins : Formation et gouvernance

Au Canada, certaines institutions n’attendent pas pour agir. Desjardins a intégré depuis plusieurs années une direction de l’investissement responsable (IR) au sein de sa manufacture de produits d’épargne. Près de 95 % des transactions d’IR y passent par un conseiller.

« Le produit d’investissement responsable ne se rend à l’investisseur que par l’intermédiaire d’un conseiller. Son rôle est donc central dans la chaîne de valeur », souligne Laure Maillard

Les conseillers doivent toutefois naviguer dans un paysage réglementaire qui reste à préciser. L’avis 81-334 des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) impose des obligations de divulgation ESG aux fonds d’investissement, sans pour autant définir comment les conseillers doivent poser la bonne question au client ni interpréter leur réponse.

Pour encadrer ses pratiques, Desjardins s’appuie sur trois piliers : la transparence, en documentant chaque affirmation ESG, en assurant la traçabilité de la validation des informations et en mettant en place des mécanismes de contrôle rigoureux ; la gouvernance, avec la nomination de responsables ESG et de chaînes de décision claires ; la formation, qui sensibilise tous les acteurs, du conseil d’administration aux conseillers sur le terrain.

Réglementation et confiance : même combat

Selon une étude de l’AIR, 54 % des investisseurs considèrent que l’absence de cadre réglementaire clair freine l’IR. Dans ce contexte, la formation apparaît comme essentielle pour combler le vide, éviter l’écoblanchiment et permettre une discussion honnête avec le client.

« Il s’agit pour le conseiller de reconnaître ses limites, d’admettre quand une question dépasse ses compétences et de revenir avec des réponses fiables », explique Laure Maillard. Elle met en garde contre les promesses exagérées. « La tentation, quand on parle d’investissement responsable, c’est de dire qu’on va changer le monde et de mettre une photo d’un ours polaire avec ça. C’est typiquement la chose qui déçoit le client au final. Lui avoir fait croire qu’il allait changer le monde alors que l’investissement responsable, c’est parfois juste essayer de ne pas trop nuire. »

Un vocabulaire commun à définir

Autre obstacle majeur : l’absence d’un vocabulaire clair et standardisé. Sans définition commune de ce qui constitue un investissement durable, les conseillers se retrouvent souvent démunis pour évaluer les produits. Une taxonomie – ou classification – claire des activités économiques selon leurs performances environnementales réduirait le risque d’écoblanchiment et offrirait des repères objectifs.

« Si tout le monde parle le même langage, les mots ont un sens et on ne peut pas y déroger », déclare l’avocat Julien O. Beaulieu

Au Canada, un groupe de travail fédéral planche sur l’élaboration d’un vocabulaire partagé, notamment pour les secteurs de l’électricité et du transport. Mais le chantier demeure embryonnaire. Les propositions suscitent des débats, notamment sur la possible inclusion de certaines activités fossiles, comme la capture de carbone ou l’hydrogène bleu, qui divisent les experts.

Au Québec, des voix s’élèvent pour réclamer un signal clair du gouvernement. « Ni l’Autorité des marchés financiers ni les organismes d’autoréglementation ne peuvent agir sans cette volonté politique », insiste Cinthia Duclos. Selon elle, une orientation gouvernementale forte permettrait à la fois d’uniformiser les pratiques et d’améliorer la formation.

À ce jour, aucune exigence spécifique en finance durable n’est intégrée à la formation initiale des conseillers en assurance de personnes ou en valeurs mobilières, note la professeure Duclos. Une certification professionnelle dédiée pourrait combler cette lacune et renforcer la crédibilité du secteur.