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À la mi-mars, Jeff Currie, chef de la recherche sur les produits de base chez Goldman Sachs, affirmait que le marché du pétrole se déplaçait à nouveau vers une situation de déficit chronique, ce qui pousserait le prix du baril au-dessus de 100 $US avant la fin de 2023. Au plan d’un surplus potentiel de production, a commenté l’analyste, « en 2024, nous commençons à avoir de sérieux problèmes. » Il conseillait aux investisseurs d’acheter dans le creux.

C’est un constat que partage sans réserve Rafi Tahmazian, directeur et gestionnaire de portefeuille principal du fonds Canoe Energy Alpha. « Nous buvons à la même eau que Jeff Currie, dit-il. À court terme, on se retrouve avec des surplus, mais la perspective à long terme est tout autre. »

Un choc inattendu est venu renforcer et accélérer la prévision de Jeff Currie. Le 2 avril, OPEP+ annonçait une réduction de production systématique de 1,16 million de barils par jour à partir de mai. Il faut dire que depuis la mi-mars, le baril avait déjà entrepris une remontée soutenue, suite à l’anxiété suscitée par les troubles bancaires, le WTI brut passant de 66,74 $US le 17 mars à 80,55$ le 3 avril, alors que l’indice international Brent montait de 72,77 $US à 84,75 $US.

Besoin d’investissement

« Depuis 2008, dit Rafi Tahmazian, c’est uniquement en Amérique du Nord qu’on a vu une croissance dans l’offre; le reste du monde a vu une baisse continue, 76% de l’offre étant en déclin. Il n’y a pas de solutions aux besoins énergétiques du monde sans une hausse de l’offre en pétrole. La seule solution tient à une hausse des dépenses en capital » dans le secteur pétrolier.

Après avoir atteint un sommet de 779 milliards de dollars américains (G$) en 2014, l’investissement en nouvelle capacité de production a tombé à 583 G$ en 2015, touchant un creux de 434 G$ en 2016, selon l’Agence internationale de l’énergie. À partir de 2017, on a assisté à une lente remontée, l’investissement total atteignant 446 G$ en 2022 selon des chiffres de Rystad Energy que rapporte Stephen Ellis, stratège en énergie, chez Morningstar. « On prévoit une hausse de 12% des investissements en 2023, ajoute celui-ci. »

Jusqu’à tout récemment, trois développements ont contribué à créer un surplus d’offre et à pousser le prix du baril à son creux de la mi-mars, après le pic de 106 $US d’avril 2022, son plus haut niveau depuis le sommet historique de 127 $US atteint durant la Grande Crise Financière. D’abord, malgré tout ce qu’on a entendu au sujet des sanctions économiques à l’endroit de la Russie, ce pays a poussé sa production à un maximum et noyé les marchés mondiaux. « Le monde continuait de consommer ce pétrole, même si on voulait punir les Russes », fait observer Rafi Tahmazian.

Ensuite, l’économie chinoise a ralenti et réduit sa demande de près de 3%. Enfin, les États-Unis ont puisé à des niveaux jamais vus dans leur réserve stratégique (Strategic Petroleum Reserves). Or, deux de ces facteurs ont épuisé la pression qu’ils exerçaient sur les prix : la Russie a réduit sa production et l’économie de la Chine montre des signes de remontée soutenue. Suite à l’annonce de l’OPEP+ de réduire sa production, les États-Unis ont annoncé qu’ils continueraient de puiser dans leurs réserves stratégiques de façon à atténuer la hausse des prix à la pompe.

Outre ces trois facteurs temporaires, une tendance majeure à long terme contribuera à exacerber les déficits de pétrole et à maintenir les prix élevés, juge Rafi Tahmazian : une demande en croissance irrépressible de la part des pays en développement. « Ces pays n’ont pas d’infrastructure, pas de soins de santé, pas de climatisation, pas de classe moyenne, et ils veulent tout cela, dit le gestionnaire de portefeuille et les pays développés, de leur côté, leur offrent des sources d’énergie ‘alternatives’ à coûts instables. Mais eux, ils entendent avoir recours au pétrole. »

Les alternatifs

Une question importante pèse sur les marchés financiers : les déficits pétroliers, s’ils perdurent, pourront-ils être compensés par les sources d’énergie renouvelable ? La question repose surtout sur le transport routier : les véhicules électriques réussiront-ils à réduire assez rapidement la demande de pétrole avant que des déficits pétroliers ne suscitent des problèmes ?

À ces deux questions, Rafi Tahmazian répond « non ». « Dans les 20 dernières années, malgré toutes nos tentatives de rendre les hydrocarbures désuets, nous sommes passés d’un niveau d’utilisation de 80% à… 81%. Les prétentions des ‘alternatifs’ sont fausses. »

Howard Birnwell, un consultant du secteur énergétique à Calgary qui suit autant le secteur des hydrocarbures que celui des énergies renouvelables, apporte une dose de scepticisme à l’endroit des prédictions à long terme dans le secteur pétrolier. Tout d’abord, fait-il observer, « ça fait depuis 2018 qu’on entend parler de déficits entraînés par le manque d’investissement des pétrolières. Pourtant, on a quand même frappé un creux historique durant la COVID-19 et une poussée importante après l’invasion de l’Ukraine. »

Aussi, le secteur pétrolier est très contrôlé politiquement, rappelle-t-il. En effet, c’est par décision unilatérale que l’OPEP+ vient d’annoncer à la surprise générale une réduction de production, une décision qu’elle peut renverser aussi rapidement. « Les gens me demandent quel va être le prix du pétrole l’an prochain, dit-il. Je leur réponds toujours : ‘savez-vous ce que sera demain’ ? »