Une photo prise depuis la Tamise.
IakovKalinin / iStock

En sera-t-il de même avec les récents troubles financiers qui l’ont secouée? Ou s’agit-il simplement de problèmes qui demeureront confinés à une économie comparativement éprouvée?

Revoyons le fil des événements. Le 23 septembre dernier, la première ministre britannique Liz Truss annonçait dans un mini-budget des subsides pour plafonner les prix de l’énergie de même que des baisses d’impôt visant à stimuler l’investissement au pays. Ces mesures accroîtraient le déficit budgétaire et la dette nationale, qui frise les 100% du PIB.

Les marchés financiers ont réagi brutalement : les ventes massives d’obligations ont fait grimper les taux sur les « gilts » britanniques et fait plonger la livre sterling à un creux qu’elle n’avait pas touché depuis février 1985. Coincés par la hausse des rendements, plusieurs fonds de pension ont dû couvrir des appels de marge sur des dérivés financiers mettant en péril une part d’actifs s’élevant à plus d’un billion de livres (mille milliards).

La Banque d’Angleterre a craint que les problèmes des fonds de pension ne s’étendent à l’économie réelle par des hausses de taux d’intérêt susceptibles d’abîmer plusieurs secteurs, notamment l’immobilier. Elle a donc mis en suspens sa politique de resserrement monétaire en cours et acheté de la dette gouvernementale à hauteur de 65 milliards de livres. Ces mesures ont rassuré les marchés financiers, freinant la chute de la livre et la flambée des taux. Malgré cela, Liz Truss a remis sa démission et le conservateur Rishi Sunakau a été nommé au poste de Premier ministre le mardi 25 octobre.

Contradictions

La situation britannique a mis en évidence quelques contradictions flagrantes, alors que « les marchés obligataires préfèrent par-dessus tout la stabilité », fait ressortir Kunal Mehta, spécialiste senior obligataire chez Vanguard. D’une part, rappelle Jocelyn Paquet, économiste à la Banque Nationale, la Banque d’Angleterre a été la première à rehausser son taux directeur et à resserrer sa politique monétaire en cessant ses achats d’obligations dans le marché. Mais voici que survient un mini-budget qui sera financé par des émissions de dette. « Les marchés ont constaté qu’il y aurait bien suffisamment d’offre, mais ont demandé aussi s’il y aurait assez d’acheteurs », dit l’économiste.

Résultat, la confiance s’est évaporée, les prix se sont écrasés, les taux ont monté, la livre sterling a sombré. « Nombreux sont ceux qui se demandent aujourd’hui si le Royaume-Uni n’est pas en train de ressembler moins à une économie avancée qu’à un marché émergent à la dérive », commente le réputé économiste Kenneth Rogoff dans un article paru dans Project Syndicate.

Dans un autre article de Project Syndicate, Anatole Kaletsky, économiste en chef de Gavekal Dragonomics, rappelle l’histoire troublée de l’Angleterre au cours des 100 dernières années. Le présage le plus percutant tient à la faillite de la banque Northern Rock en septembre 2007 qui anticipait la chute de Lehman Brothers en 2008 et la Grande Crise Financière.

Mais l’Angleterre a joué les prophètes de malheur à presque chaque détour au 20e siècle. Elle abandonne l’étalon-or en 1931, geste suivi par les États-Unis en 1933. La dévaluation de la livre sterling en 1949 rompt tout espoir d’un système de change multilatéral et confirme l’hégémonie du dollar américain. La deuxième dévaluation de la livre en novembre 1967 signe le démantèlement du système de changes de Bretton Woods consommé par les États-Unis en 1971. Le sauvetage financier du FMI en 1976 discrédite les théories économiques keynesiennes, mène à l’élection de Margaret Thatcher et ouvre la voie à la révolution monétariste de Paul Volcker et de Ronald Reagan. Enfin, une troisième dépression de la livre en 1992 voit l’Angleterre se retirer du mécanisme de taux de change européen (MCE), ce qui consolidera la prééminence de l’Allemagne.

« La Grande-Bretagne vient de subir sa dernière convulsion financière, résume Anatole Kaletski. Les quasi-effondrements de la livre, du marché des obligations d’État et du système de retraite du pays risquent de résonner dans le monde entier de plusieurs manières inattendues. »

Terrain propice

Les déboires britanniques étaient précédés par de nombreuses faiblesses qui contribuent à en faire une situation unique, rappelle Alessandro Barattieri, professeur d’économie à l’ESG UQAM. Au premier chef, le pays souffre du pire déficit des comptes courants parmi le G7 de même que d’un déficit gouvernemental surpassé uniquement par celui des États-Unis. De tels déficits veulent dire « que le pays doit se financer sur les marchés internationaux, ce qui nécessite la confiance des investisseurs », note-t-il.

D’autres faiblesses chroniques de la Grande-Bretagne tiennent à un taux d’inflation supérieur à celui des autres membres du G7, de même qu’à des carences d’investissement et un taux d’épargne bien pires qu’ailleurs dans le G7. Alessandro Barattieri rappelle aussi combien le Brexit a handicapé cette économie où dominent les services. « Les pays plus spécialisés en services éprouvent des difficultés majeures dans les marchés internationaux et accumulent des déficits », fait-il observer.

L’économiste est réticent d’affirmer que les déboires de l’Angleterre prédisent ce qui va survenir ailleurs. Par contre, il ne rejette pas les « symptômes » britanniques du revers de la main, en notant que l’Italie reste fragile, notamment avec une inflation et un endettement élevés. « Il faudra être attentif comment l’Italie sera perçue dans les mois à venir, dit-il. Aussi, toute l’Europe doit rester sous observation. »

Jocelyn Paquet conseille aussi de demeurer vigilant. « Les conditions qui existent en Angleterre existent dans plusieurs autres pays, dit-il. En principe, ça pourrait se reproduire ailleurs. On est dans un monde où les banques centrales ne stimulent plus, où plusieurs gouvernements ont des largesses budgétaires, par exemple les nombreux programmes en Europe pour limiter les prix de l’énergie. Ces politiques sont inflationnistes et rendent les programmes des banques centrales beaucoup plus complexes. Leurs politiques enlèvent les filets de sécurité de telle sorte que les aventures fiscales risquent de déstabiliser les marchés financiers. »

Selon Barron’s, les fonds de pension suscitent des inquiétudes, ces acteurs ayant accumulé les actifs risqués pendant toute la période où les taux d’intérêts étaient près de zéro. Dans une note à ses clients, Freya Beamish, chef de la recherche macro chez TS Lombard, jugeait que le problème des fonds de pension n’était peut-être pas confiné à l’Angleterre. Des appels de marge affectent déjà certains fonds européens, avertit-elle, des fonds hollandais, par exemple, ayant vendu des actifs à hauteur de 86 milliards $US sur une période de six mois.