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On prédisait qu’elle rendrait l’accès à la carrière plus difficile pour les conseillers débutants, qu’elle provoquerait un déplacement vers les fonds distincts, qu’elle favoriserait la segmentation des clients et rendrait ainsi l’accès au conseil plus difficile pour les petits épargnants. On redoutait même qu’elle accentue le risque de barattage par certains représentants.

Finance et Investissement a parlé à trois intervenants qui, à la des années 2010, dénonçaient l’option d’abandonner les FAR. Les trois constatent que les effets néfastes appréhendés à cette époque se font déjà sentir, bien que l’interdiction de cette forme de rémunération au Canada soit prévue pour juin 2022.

Pour Guillaume Parent, président de Finandicap, un cabinet de services financiers qui se spécialise dans les régimes enregistrés d’épargne-invalidité (REEI), la situation tient de la catastrophe.

Abandonner sa mission

« En éliminant les FAR, on crée un dommage collatéral, dit Guillaume Parent. On n’a jamais refusé un client pauvre ou vulnérable qui n’a que de petites sommes à injecter. À présent, sans les FAR, on ne peut plus le servir et ouvrir un nouveau REEI pour lui. On doit dire adieu à notre mission de démocratiser l’accès au REEI. »

Finandicap lui-même n’est pas en danger, assure son président: » On peut survivre avec nos clients actuels, mais c’est moins intéressant d’en prospecter d’autres, surtout chez les plus démunis. »

Sa société ne peut recourir à d’autres options. « La subvention REEI ne nous permet pas de facturer des honoraires ou des frais de souscription initiaux, dit-il. Il n’y a aucune autre solution pour nous. Ceux qui veulent ouvrir des REEI devront aller dans les banques, où la qualité de service est très inégale. Toute la situation m’est très pénible. »

Elle n’est certainement pas aussi pénible pour Mérici Services Financiers et MICA Cabinets de services financiers. Maxime Gauthier, directeur général et chef de la conformité de Mérici, ne croit pas que la situation soit problématique chez lui, mais il ne peut pas l’affirmer avec certitude. « Nos comptes ne sont pas nominés, c’est-à-dire qu’ils sont détenus par nos clients. Il est donc difficile de dire si j’observe des choses ou pas. Je sais ce qui entre et ce qui sort de chez nous, mais je ne sais pas où les fonds se dirigent », explique-t-il.

Ainsi, il ne peut dire si ses conseillers déplacent leurs portefeuilles vers les fonds distincts. « Sur le plan anecdotique, certains m’ont dit qu’ils avaient l’intention de changer leur mode de fonctionnement pour passer des fonds communs aux fonds distincts. Mais le nouvel argent qui entre et qui aurait normalement été dirigé vers des fonds communs s’en va-t-il dans des fonds distincts? Je suis incapable de le quantifier. »

Maxime Gauthier s’attend à ce que l’arbitrage entre fonds communs et fonds distincts se présente de plus en plus: » Autant des conseillers chez nous, qui songeaient à le pratiquer, vont le faire et d’autres ailleurs aussi le feront. Les régulateurs ont créé ces conditions d’arbitrage. On a beau essayer de conseiller nos gens de faire autrement, c’est une chose qu’on ne contrôle pas. »

Gino-Sébastian Savard, président de MICA, est plus explicite. Il affirme: » Ailleurs, parce que je parle à des collègues dans le domaine de l’assurance, ils assistent à plus de ventes dans les fonds distincts. Chez nous, ce n’est pas le cas. La majorité de nos conseillers sont à honoraires ou à commission de suivi. Et nos gens ne recourent pas aux produits avec FAR. » C’est dire que l’abolition des FAR « ne bouleverse pas beaucoup le quotidien de nos conseillers », tranche-t-il.

Écrémage multiplié

Par contre, l’écrémage de la clientèle, « c’est sûr que ça se fait, reconnaît-il. La profitabilité d’un petit client, c’est bien mince. Et je pense que ça va se faire beaucoup dans les grandes institutions financières. Par exemple, j’ai un conseiller qui me dit qu’un client avec un avoir de 25 000 $ a été refusé dans une banque. Ces petits clients seront déplacés vers les services de conseil automatisés, et c’est malheureux, car c’est le petit client qui a le plus besoin de conseil. »

Si de l’écrémage se fait, « ça relève de la pratique de chaque conseiller. Je n’interviens pas là-dedans », ajoute Gino-Sébastian Savard. Mais il s’attend à ce que le nouveau client qui se présentera soit plus probablement orienté vers les fonds distincts. Par contre, avertit-il, « les fonds distincts vont être le prochain cheval de bataille des régulateurs ».

Les nouvelles offres de Beneva et d’Assomption Vie, appelées « compte d’investissement » chez le premier et « compte de placement enregistré » chez le second, pourront encourager ce mouvement vers les fonds distincts, juge Gino-Sébastian Savard. Ces firmes offrent désormais des fonds communs à un prix et à des conditions très semblables à ceux des fonds distincts (lire « Un « contrat de rente à envisager » dans l’édition de mi-octobre 2021).

Tant le dirigeant de Mérici que celui de MICA pensent que la porte d’entrée vers la carrière de conseiller passera par les fonds distincts et non plus par les fonds communs. « Pour l’instant, on n’a pas de jeunes qui nous disent qu’ils n’entreront pas en carrière ou qu’ils ne poursuivront pas, mais c’est un souci à venir pour nous, fait ressortir le premier. Sans les FAR, on peut se demander s’ils devront abandonner faute de pouvoir générer un revenu suffisant », affirme Maxime Gauthier.

Gino-Sébastian Savard n’hésite pas: » À partir de juin, les jeunes devront vendre des fonds distincts. Ça vient me nuire dans mon recrutement de jeunes conseillers. »

Ce sont les institutions financières qui sortiront gagnantes des changements à venir, selon Maxime Gauthier. « Les grandes firmes seront en mesure de soutenir leurs jeunes conseillers avec des avances sur commission, chose qu’une petite firme peut difficilement se permettre, juge-t-il. C’est ridicule qu’on soit obligé de considérer une telle option à cause de changements réglementaires inopportuns. »

Faible secours des technologies

Les deux spécialistes ne croient pas que le télétravail rendu possible par les technologies de vidéoconférence constituera un secours significatif pour les jeunes qui entament leur carrière. « Oui, ça pourra aider les jeunes, admet Gino-Sébastian Savard, mais seulement dans la mesure où ils seront capables de gagner leur vie et de trouver des clients pour commencer. » Les conseillers établis, eux, en profitent pleinement « et connaissent présentement les deux meilleures années de leur carrière grâce aux rencontres à distance, dit-il. Quant aux jeunes, ça pourra leur procurer un petit gain, mais pas assez pour faire la différence. »

Une conséquence de l’abolition des FAR demeure inconnue : le barattage, une pratique que les deux firmes découragent. « Notre contrôle sur cet aspect est limité, note Maxime Gauthier. En fonds communs, on va le voir et on peut intervenir, mais pas si le conseiller choisit d’orienter des fonds communs vers des fonds distincts. » Chez MICA, la question ne se pose tout simplement pas: » Des déplacements vers les fonds distincts, on n’en voit pas, parce que nos gens n’utilisent tout simplement pas les produits avec FAR. »

Les fonds avec frais de souscription initiaux pourraient constituer une solution de rechange aux FAR, reconnaît Maxime Gauthier, « mais je crois qu’elle sera peu utilisée. Ce n’est pas évident de proposer à un client qui arrive avec 100 000$ de lui prendre 5 000 $ dès le départ. »