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Le sixième rapport du GIEC, fruit du travail de 234 experts issus de 66 pays, est sans appel : il faut agir maintenant pour éviter la catastrophe. Les experts de la finance ne sont pas surpris par ce résultat. « Les éditions précédentes du rapport vont dans la même direction, mais chaque fois le message est plus clair, limpide, puissant et l’urgence s’accroît », commente Marie-Justine Labelle, leader de pratique en investissement responsable chez Desjardins Société de placement.

« Il est sans équivoque que l’influence humaine a réchauffé l’atmosphère, l’océan et l’eau », relate le nouveau rapport. Quant à l’Accord de Paris et au fait de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, les signataires du rapport sont formels, on n’est pas sur la bonne voie. « Nos engagements ne sont pas assez ambitieux, c’est trop lent », résume Marie-Justine Labelle.

« C’est vraiment un son d’alarme, un moment décisif pour agir », prévient Paul-Marie Vigneau, analyste, investissement responsable chez AlphaFixe Capital, tout en notant la synchronisation de la sortie du rapport et de la COP26, soit la Conférence de Glasgow de 2021 sur les changements climatiques organisée par les Nations unies, qui se déroulera du 1er au 12 novembre 2021. « Les pays vont devoir mettre à jour leurs engagements. Ça va être bon pour l’engrenage », se réjouit-il.

Tout changer n’est pas évident, particulièrement au Canada où l’économie repose en bonne partie sur les ressources naturelles. «Le premier ministre doit veiller au maintien de la santé de la croissance du pays et en même temps à l’aspect écologique», souligne François Landry, chef des placements à la Financière des professionnels. Le dilemme est de taille, mais pas impossible à résoudre.

« Les gouvernements ont leur chemin à faire pour mettre en place un cadre législatif et des mesures incitatives. Mais il va être important de sonner la cloche pour dire que le secteur privé doit aussi contribuer », affirme Simon Senécal, gestionnaire, investissement responsable, associé chez AlphaFixe Capital, en notant que le secteur de la finance peut avoir une influence marquée.

« En 2008-2009, c’est un peu le monde qui est venu au secours de la finance. Là, ça pourrait être l’inverse, ça pourrait être la finance qui vient au secours du monde », illustre Carl Robert, président de CFA Montréal.

Les risques sont le premier facteur que les professionnels de la finance devront prendre en compte. Les gestionnaires devront analyser le potentiel du nouveau cadre législatif, la façon dont la transition va s’orchestrer et comment les entreprises seront touchées par les risques physiques, soutient Simon Senécal. Le rapport du GIEC prévient notamment que les phénomènes météorologiques extrêmes vont s’intensifier et se multiplier, un point non négligeable à considérer pour les investisseurs.

« On doit évaluer le risque des changements climatiques, comment ça touche les entreprises, car certaines vont disparaître et d’autres se trouveront mal positionnées », illustre François Landry évoquant, par exemple, les assureurs dont des clients sont aux prises cet été avec des situations extrêmes, comme des feux de forêts.

« Géographiquement parlant, si tu es un investisseur international, mondial, tous les aspects géographiques du portefeuille et toutes les entreprises vont être impactés. Donc le portefeuille au complet est à risque », détaille Simon Senécal.

Le problème demeure toutefois le manque d’information. « C’est un gros enjeu, car on doit travailler avec l’information ou l’absence d’information. On porte ainsi un jugement sur quelque chose qu’on ne connaît jamais entièrement », avance François Landry. Il espère que cette situation va changer avec la publication du rapport et les éventuelles réglementations gouvernementales qui en découleront.

Sensibiliser davantage

Pour remédier à cette situation, plusieurs gestionnaires tentent d’attirer l’attention des émetteurs sur l’importance de la divulgation. C’est le cas d’AlphaFixe qui envoie minimalement un courriel accompagné d’un questionnaire personnalisé à chaque émetteur. Et lorsqu’elle peut les contacter, elle aborde directement ces enjeux avec eux.

La firme organise également des webinaires au bénéfice de ses clients et partenaires pour les sensibiliser aux risques climatiques et à l’investissement responsable. Elle y explique comment évaluer ces risques dans les portefeuilles et montre les autres critères importants à considérer, comme l’évolution de l’intensité carbone pour les émetteurs du portefeuille et les cibles futures de ces derniers.

Une première chose qu’un gestionnaire peut ainsi faire pour l’environnement est tout simplement d’éveiller et éduquer les émetteurs ainsi que ses clients et partenaires. En plus de proposer des solutions d’investissement qui tiennent compte du virage et l’encouragent.

« On veut essayer de changer et de faire bouger les choses avant que ce soit requis ou demandé par Monsieur et Madame Tout-le-monde », dit Simon Senécal.

Que faire pour aider des régions comme l’Alberta dont l’économie repose principalement sur les hydrocarbures et qui présente un rythme de réchauffement supérieur à la moyenne mondiale?

Une première réponse serait d’y investir moins, ou pas du tout. « En matière d’actions canadiennes et d’actions mondiales, nous sommes sous-pondérés dans les secteurs de l’énergie et des services publics, qui sont les deux secteurs les plus polluants », souligne François Landry. Il affirme également que la Financière des professionnels tente d’éviter l’Alberta pour ses placements immobiliers.

Sous-pondéré ne veut pas dire plus du tout investi, car éviter ces secteurs engendre d’autres problèmes. Cela fait notamment monter le prix du pétrole, signale Carl Robert, alors que ce dernier est encore massivement utilisé. L’autre principal problème étant le phénomène de la « chaise vide ».

En n’étant plus actionnaire, cela veut dire qu’on n’a plus de voix au conseil d’administration. Et « si tous les gens qui ne veulent pas investir là-dedans n’y investissent tout simplement pas, ça signifie que ceux qui seront actionnaires sont les pro-pétroles susceptibles de continuer à soutenir le management et les initiatives actuels », et rien ne va jamais changer, analyse François Landry.

Mais « tant et aussi longtemps qu’on a besoin de ces ressources, on a besoin de rendre les opérations pour les extraire le moins “brun” possible », ajoute Simon Senécal.

Un autre aspect important de la lutte contre les changements climatiques repose dans notre capacité à aller vers une transition juste. Certaines régions et pans de la société vont être défavorisés et touchés plus directement par les changements climatiques. Ils auront besoin de soutien, souligne Marie-Justine Labelle.

Il existe toutefois différents types de clientèles et certaines ne sont pas à l’aise avec l’idée d’être exposées aux hydrocarbures, illustre-t-elle. Il est donc important de ne pas les forcer et de leur offrir des produits qui excluent les hydrocarbures.

Afin de soutenir ces régions et d’éviter le phénomène de la chaise vide, un outil très en vogue est l’engagement actionnarial. Cela consiste à profiter de son statut d’investisseur et du siège que l’on occupe au conseil d’administration pour faire valoir sa position et les améliorations que l’on aimerait apporter.

Afin de générer un impact plus important, des investisseurs mobilisent leurs forces et se réunissent dans l’action pour s’assurer que les grandes entreprises émettrices de gaz à effet de serre les écoutent davantage et prennent ensuite les mesures nécessaires pour lutter contre le changement climatique.

Une autre façon d’aider les régions les plus à risque repose dans le recours aux obligations de transition. Elles sont destinées à fournir à des entreprises ou des secteurs industriels polluants le financement nécessaire à la mise en place de projets de transition énergétique, par exemple la réduction de l’intensité carbone.

Il faut toutefois aussi penser à long terme, souligne Simon Senécal. L’Alberta, typiquement, a besoin de sortir tranquillement de l’exploitation pétrolière et d’aller vers l’énergie renouvelable, illustre-t-il. Pourquoi ne pas investir dans la formation et des technologies qui ne sont pas encore au point, comme celles de capture et de stockage du CO2, propose-t-il.

« Tous les investisseurs peuvent changer les choses », assure Simon Senécal.

« Les gens se demandent comment agir, et s’ils ne font pas encore toujours le lien entre leur portefeuille d’investissement et leurs habitudes de consommation, ce lien se fait plus facilement qu’avant », complète Marie-Justine Labelle.

Ces changements représentent une belle occasion pour les conseillers. Avoir une certification ESG permet d’avoir accès à des projets plus intéressants au travail ou d’avoir une corde de plus à son arc lorsque l’on cherche un nouvel emploi, assure Carl Robert. Il estime qu’aujourd’hui, ne pas avoir de bases en ESG lorsque l’on travaille en finance, c’est être en retard.

Il précise d’ailleurs que CFA Montréal offre depuis peu une certification ESG. Développée à l’origine par CFA UK, cette formation offerte à tous, même aux non-membres CFA, couvre de nombreux champs de l’ESG, notamment l’analyse ESG et la construction de portefeuille.

« On doit chacun faire sa part. Il faut se servir de nos leviers et, dans notre industrie, on en a beaucoup ! » conclut Simon Senécal.