twindesign / 123rf

La première partie de la réforme du droit de la famille entreprise par le gouvernement Legault s’est concrétisée par la sanction le 7 juin 2022 de la Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et modifiant le Code civil en matière des droits de la personnalité et d’état civil (PL-2). Cette loi doit entrer en vigueur le 8 décembre 2022. Entre les règles de la filiation et celles applicables aux mères porteuses se sont glissés deux nouveaux articles de droit qui se sont avérés de véritables surprises pour les institutions financières et les spécialistes de la planification successorale.

Au Québec, l’esprit même du droit civil ne permet pas de désigner un successeur ou un bénéficiaire directement sur un produit financier, sauf quelques exceptions dont font partie les produits d’assurance sur la personne et les rentes qui respectent les exigences de l’article 2367 du Code civil du Québec (C.c.Q )[1].

Du moment où une institution financière est informée d’un décès, tous les comptes bancaires, comptes de placement et autres du décédé, incluant les comptes détenus conjointement par deux cotitulaires indivis, sont immobilisés, si bien qu’il n’est pas possible d’y accéder.

Conséquemment, les planificateurs successoraux avisés conseillent à leurs clients qui utilisent un compte conjoint de maintenir un compte séparé au nom de chacun pour permettre d’avoir accès à des liquidités rapidement afin de couvrir les besoins des survivants.

Le projet de loi no 2 apporte une modification importante au traitement de certains types de comptes de dépôt détenus conjointement au moment du décès d’un des deux titulaires. Ainsi, l’article 291 édicte une nouvelle loi : la Loi sur la remise des dépôts d’argent aux cotitulaires d’un compte qui sont des conjoints ou des ex-conjoints.

Cette loi crée une obligation pour toutes les institutions de dépôt autorisées et les banques, avant de conclure l’ouverture d’un compte de dépôt à vue par des conjoints ou ex-conjoints qui en sont les deux seuls cotitulaires, de les informer par écrit de la possibilité de déclarer la part respective de chacun dans le solde du compte, des conséquences de l’omission de faire cette déclaration et de leur responsabilité d’informer l’institution financière de toute modification quant à cette part respective. La part désignée par chacun peut aller jusqu’à 100 % de la valeur du compte. Sans précision pour déterminer cette part, la loi crée une présomption selon laquelle les cotitulaires en détiennent chacun 50 %. Cette déclaration doit être faite au moment de l’ouverture du compte ou à tout autre moment et peut être modifiée en tout temps.

Le but ultime n’est pas de conférer un droit de propriété ou un droit de survie au conjoint survivant sur le compte en question, mais bien uniquement de permettre la remise de la part déclarée du compte au décès d’un des cotitulaires. Il est important de ne pas confondre cet assouplissement du droit civil avec le droit de survie propre à la common law, lequel crée une présomption selon laquelle le titulaire survivant, apparenté ou non au titulaire décédé, lui succède en pleine propriété de la totalité du solde du compte.

Le cotitulaire survivant ou le liquidateur de la succession peut demander par écrit, en tout ou en partie, la part du compte qui lui revient ou qu’il est chargé d’administrer. Malgré la remise de cette part, la propriété du solde du compte après le retrait demeure dans l’indivision. L’article 114 du projet de loi no 2 ajoute le nouvel article 643.1 au C.c.Q. Cet article précise que la remise d’une part du compte de dépôt supérieure à celle à laquelle le conjoint ou l’ex-conjoint aurait droit ne signifie pas, à elle seule, l’acceptation de la succession.

Cet allègement des règles applicables au décès permettra certainement de soulager le liquidateur du fardeau de devoir libérer rapidement des actifs pour permettre au conjoint survivant de continuer à régler les comptes domestiques courants et faire l’épicerie. Il ne s’agit toutefois pas d’une panacée. Songeons aux situations fréquentes où les salaires ou les revenus de retraite des deux conjoints sont versés directement dans le compte de dépôt conjoint. La loi ne semble pas restreindre le nombre de retraits, mais limite les sommes qui seront accessibles à la proportion indiquée dans la déclaration.

Cela dit, il subsiste une énigme à laquelle nous n’avons toujours pas de réponse. Ni la loi sur la remise des dépôts d’argent ni le C.c.Q. ne contiennent de définition du terme « conjoint »et les règles du C.c.Q. font toujours qu’au point de vue successoral, les conjoints de fait sont des célibataires non appelés à la succession de leur partenaire autrement que par un testament en bonne et due forme. Est-ce possible de se tourner vers l’article 61.1 de la loi sur l’interprétation (RLRQ c. I-16), laquelle s’applique à toutes les lois du Québec, qui définit ainsi le terme « conjoint »: « Sont des conjoints les personnes liées par un mariage ou une union civile. Sont assimilés à des conjoints, à moins que le contexte ne s’y oppose, les conjoints de fait. Sont des conjoints de fait les personnes […] qui font vie commune et se présentent publiquement comme un couple, sans égard, sauf disposition contraire, à la durée de la vie commune. » Dans l’affaire Éric c. Lola[2], la Cour suprême du Canada a conclu, malgré la dissidence des neuf juges formant le banc sur plusieurs questions d’interprétation connexes: « que le régime prévu par le C.c.Q. n’est pas discriminatoire à l’égard des conjoints de fait, et que de ce fait il n’est pas inconstitutionnel ». Cela a eu comme résultat que les droits des conjoints de fait ne sont toujours pas définis au Québec sauf dans le cadre de certaines lois spécifiques. Il nous faudra attendre la deuxième partie de la réforme du droit de la famille pour voir si une réponse nous sera apportée.

Cette nouvelle opportunité ne relève pas les planificateurs successoraux de continuer à conseiller la détention de comptes séparés du vivant pour s’assurer que le conjoint survivant pourra accéder facilement aux liquidités dont il aura besoin à plus long terme. La propriété du compte ne change pas. Le compte conjoint demeure à la fois dans le patrimoine du décédé et celui du survivant. Par conséquent, il continue à faire partie des actifs accessibles à leurs créanciers respectifs. En ce qui a trait au règlement de la succession, il est probable que des conflits intrafamiliaux dans le cadre de familles dysfonctionnelles, de familles recomposées ou d’héritiers mécontents puissent exploser.

La rédaction des testaments devra dès lors être repensée. Ainsi, s’il y a plusieurs bénéficiaires de la succession, ne vaudrait-il pas mieux s’assurer de léguer, par legs particulier, le compte conjoint au titulaire survivant ?

Hélène Marquis est directrice régionale, planification fiscale et successorale, Gestion privée CIBC

[1] Banque de Nouvelle Écosse c. Thibault, 2004 1RCS 758

[2] Procureur général du Québec c. A, 2013 CSC 5