Tick Smith (crédit: Martin Laprise)

Comment rendre facilement utilisables de très grandes quantités d’information ? C’est le défi auquel les quatre fondateurs à l’origine de l’entreprise montréalaise TickSmith se sont attaqués, avec succès, il y a maintenant près de six ans.

Depuis le développement de sa plateforme de mégadonnées TickVault, à la fin de 2013, la firme de technologie financière (fintech) connaît une croissance continue. Elle comptait près de 20 employés en 2017, puis 29 en juin 2018, et prévoit en avoir une quarantaine avant la fin de l’année courante. Ces employés sont installés pour la majorité dans ses bureaux de Montréal, mais aussi à Toronto, New York et Londres.

«On règle un problème fondamental pour toutes les grandes institutions financières et les Bourses, soit la capacité de rendre utilisables et de distribuer des téraoctets de données dans divers formats», explique Francis Wenzel, chef de la direction et cofondateur de TickSmith.

L’adoption consécutive de TickVault en 2015 par la Banque Nationale du Canada, puis par le CME Group, deuxième groupe d’échange au monde composé des Bourses Chicago Mercantile Exchange (CME), Chicago Board of Trade et Chicago Board Options Exchange, représente un moment clé pour le développement de la firme, estime Francis Wenzel.

TickVault est principalement offerte à deux types de clientèles : les grands producteurs d’information financière, par exemple les fournisseurs de données, les réseaux transactionnels et les Bourses ; puis les grands consommateurs d’information financière, soit les banques, les teneurs de marché, les fonds de couverture et les régulateurs. «Lorsqu’on a signé avec CME et que la Banque Nationale a choisi notre plateforme, toutes les institutions similaires ont dit : « Ah, ils leur ont fait confiance, ils ont réglé leur problème de cette manière-là, alors peut-être qu’on devrait regarder leur solution d’un peu plus près. »»

L’autre moment clé dans le développement de TickSmith est la conclusion, en 2017, d’une entente de partenariat avec la société londonienne de capital de risque Illuminate Financial Management LLP, assortie d’un investissement de 2 M$.

«Nous étions déjà profitables, mais nous avions peu de vendeurs et c’était moi, principalement, qui me chargeais des ventes. Assurer notre croissance requérait plus de ressources et c’est pourquoi nous avons fait une ronde d’investissement. L’entente avec Illuminate Financial devait nécessairement nous permettre d’accroître nos capacités de marketing et de vente», signale Francis Wenzel.

TickSmith a fait la bonne chose, estime Philippe Daoust, vice-président, directeur général, capital de risque, à la Banque Nationale, un observateur privilégié de l’écosystème fintech. «Une fintech, pour assurer son développement à l’étranger et s’exporter, doit se trouver des partenaires étrangers. C’est illusoire de penser qu’on peut y arriver autrement.»

Philippe Daoust déplore que des entrepreneurs quittent Montréal pour s’installer dans la Silicon Valley parce qu’ils ont de la difficulté à trouver du financement au Canada, ou vendent à des intérêts étrangers lorsque vient le temps d’aller sur le marché international.

«Ce qui nous manque à Montréal, dit-il, ce sont des outils de commercialisation. Nous avons des entrepreneurs qui partent de belles entreprises, mais ils vendent aux Google, Amazon et Facebook, qui sont devenus au fil du temps d’extraordinaires outils de commercialisation. Il faut réussir à aider nos entreprises à accélérer, à croître et à rester au Québec et au Canada.»

Pour lui, «ce que TickSmith a fait avec Illuminate, c’est d’intéresser une ronde de financement externe à investir dans un management qui est à Montréal, alors c’est absolument intéressant».

Francis Wenzel croit lui aussi que des ressources coordonnées destinées à faciliter l’exportation sont la pièce manquante de l’écosystème fintech local, puisque le marché principal de la majorité de ces firmes, à l’instar de TickSmith, se trouve ailleurs dans le monde.

«Montréal n’est pas une place financière à proprement parler et pour les fintechs, les clients se trouvent davantage à New York, Toronto, Chicago, Londres, Hong Kong et Francfort. Par contre, on trouve ici un bassin de gens créatifs et éduqués, en informatique et autres technologies, ce qui est intéressant pour les fintechs et l’innovation. Beaucoup d’étrangers viennent étudier ici et restent ensuite pour travailler, dit-il. Montréal est l’un des endroits où il y a le plus d’informaticiens en Amérique du Nord, et cela, depuis le milieu des années 1980.»

S’il confirme que TickSmith a reçu des offres d’incitatifs financiers pour aller s’installer en Asie, Francis Wenzel affirme que, idéalement, le bureau principal va demeurer à Montréal. Situé sur le boulevard Saint-Laurent, au coeur du Plateau-Mont-Royal, il ouvre plutôt ses portes au monde. On peut en effet y entendre, outre le français et l’anglais, une grande variété de langues, y compris le portugais, le russe, le mandarin, le cantonais et l’italien, notamment.

La fibre entrepreneuriale

Francis Wenzel, bien qu’il ait été élevé et ait passé la majorité de sa vie au Québec, est né à Monrovia, au Liberia, d’un père allemand et d’une mère québécoise. «Ils se sont simplement rencontrés en Afrique alors qu’ils y travaillaient. Ils se sont mariés et je suis né.»

Aîné d’une fratrie de trois garçons, il n’est jamais retourné au Liberia, mais s’est rendu souvent en Allemagne, où réside encore une partie de sa famille. «Déjà, quand j’étais tout petit, voyager était quelque chose de naturel. L’idée que la Terre est petite et qu’on peut aller où l’on veut, quand on le veut, m’a été inculquée en très bas âge.»

Si l’un de ses frères s’est tourné vers le développement durable et que l’autre est devenu garde-chasse, Francis Wenzel a rapidement attrapé le virus de l’informatique, de l’entrepreneuriat et du secteur financier.

«Dans ses temps libres, mon père négociait en Bourse, et échangeait aussi des contrats à terme [futures] sur des commodités. Quand j’avais 12 ou 13 ans, il me demandait de dessiner les courbes des prix du jus d’orange ou de différents contrats à partir des cotes trouvées dans les journaux. J’ai donc été familiarisé avec le secteur relativement tôt», explique-t-il.

Francis Wenzel a créé sa première entreprise d’informatique, Les Logiciels Kaiser, alors qu’il était encore élève au secondaire. Son logiciel de gestion de portefeuille, Transax, permettait à l’investisseur de gérer «400 valeurs par portefeuille, que ce soit des actions, des bons de souscription et même des denrées», écrivait Bernard Mooney dans le journal Les Affaires, en juin 1989.

Transax était aussi en mesure de calculer le rendement sur l’ensemble d’un portefeuille, «à une époque où les ordinateurs n’avaient pas de disque dur et que les logiciels nécessitaient des disquettes», évoque-t-il.

Francis Wenzel a finalement conclu une entente avec le fournisseur de cotes Systèmes de marché boursier EMS afin de commercialiser un produit conjoint. «Cette firme avait créé une plateforme pour faire du courtage en ligne, ce qui était très innovateur à l’époque. Puis, j’ai commencé à travailler avec eux parce qu’ils distribuaient mon logiciel, mais ils ne faisaient pas un travail que je jugeais satisfaisant», raconte-t-il.

Francis Wenzel s’est retrouvé responsable du marketing et de la gestion de produits. «Ils avaient LA plateforme permettant d’offrir du courtage en ligne, alors du jour au lendemain, on s’est mis à la vendre à la majorité des institutions financières canadiennes. À la fin des années 1990, 90 % des transactions placées en ligne au Canada passaient par notre plateforme.» Il est devenu l’un des actionnaires de l’entreprise, puis elle fut acquise en 1999 par la multinationale américaine SunGuard, alors spécialisée dans les solutions informatiques intégrées pour les institutions financières. «Elle a d’abord été exploitée telle quelle, puis démantelée.» Francis Wenzel a assumé la responsabilité des produits de données financières pour l’ensemble des marchés mondiaux jusqu’à son départ, en 2011. Un départ qu’il justifie en soulignant que «ce genre d’entreprise ne crée pas l’innovation, elle l’acquiert.»

Entrepreneur dans l’âme, Francis Wenzel avait toutefois déjà imaginé son plan d’affaires avant de quitter SunGuard, et TickSmith a officiellement vu le jour en novembre 2012. Sur les quatre fondateurs, trois se sont côtoyés chez EMS, soit Francis Wenzel, Marc-André Hétu, qui a ensuite fait un passage chez Valeurs mobilières Desjardins, et David Côté, qui a travaillé en développement d’architecture de solutions technologiques au sein de diverses institutions financières. Quant à Tony Bussières, lui aussi architecte de solutions pour différentes institutions financières, il a rejoint le trio par l’entremise de Marc-André Hétu.

Par la suite, une équipe de développement s’est greffée à eux. «Notre premier bureau était situé chez Marc-André, dans un de ses salons, avec les serveurs installés au sous-sol. Puis, nous avons loué une copropriété convertie en bureau dans le quartier Saint-Henri alors que nous étions huit personnes. Finalement, il y a trois ans, nous avons déménagé ici, sur Saint-Laurent, et l’équipe a rapidement compté 18 personnes.»

S’il est usuel aujourd’hui de parler de fintech, c’était autre chose en 2012-2013, rappelle Francis Wenzel. «Trouver du financement était extrêmement difficile au Québec. C’était tout un défi de convaincre un investisseur que le développement en cours avait de la valeur et que nous pourrions en faire un produit ou une solution qui perdurerait.»

Aujourd’hui, le défi consiste surtout à maintenir un équilibre entre les ressources consacrées au développement technologique et celles allouées au développement de la clientèle, estime Francis Wenzel. «Si nos ventes sont trop importantes, comme le produit doit être adapté pour chacun des clients, nous serons incapables de livrer. En contrepartie, si nous avons trop de développeurs, mais pas suffisamment de vendeurs pour assurer la croissance, nous ne pourrons plus avancer. C’est pourquoi il faut être capable de croître tout en équilibrant nos ressources, car nous voulons que nos clients soient contents.»

Les projets ne manquent d’ailleurs pas pour nourrir le développement de la firme. «TickSmith règle un problème qui à la base est extrêmement fondamental : comment rendre facilement utilisables de très grandes quantités d’information. Nous le faisons dans le marché des capitaux et de la Bourse, parce que nous le connaissons bien, que le besoin est criant et que les institutions financières ont de l’argent et sont prêtes à innover plus rapidement que d’autres», résume Francis Wenzel.

Actuellement, ajoute-t-il, TickSmith a pour objectif de se faire connaître et de régler le plus de problèmes pour le plus grand nombre possible de firmes dans ce secteur. «Toutefois, le même type de problème s’applique en assurance, en télécom, et nous allons tôt ou tard nous tourner aussi vers ces secteurs.»