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En processus de réflexion depuis 2013, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) modifieront bientôt le Règlement 81-102 sur les fonds d’investissement afin d’autoriser la création d’une nouvelle catégorie d’actif appelée «fonds alternatifs». Selon une récente recherche de iA Securities, ce changement aura lieu d’ici le quatrième trimestre de 2018.

Les fonds alternatifs peuvent investir dans des marchandises physiques et dans des actifs peu liquides comme certains placements privés. Ils englobent également des stratégies jusqu’ici réservées aux investisseurs institutionnels et aux individus fortunés amateurs de fonds de couverture tels que la vente à découvert, l’utilisation d’emprunts et d’effets de levier et la concentration des placements dans un nombre très limité de titres.

D’après Marc St-Pierre, ex-vice-président senior, solutions gérées chez Fonds Dynamique, les modifications au Règlement 81-102 annoncent une grande transformation qui chambardera l’offre des manufacturiers de produits grand public.

«Les manufacturiers de fonds communs appliquent beaucoup de pression sur les autorités de réglementation afin d’élargir leurs gammes de produits. La popularité des stratégies passives et des fonds négociés en Bourse nuit beaucoup à leurs marges bénéficiaires. Les manufacturiers bénéficieraient des frais de gestion plus élevés des fonds alternatifs et, possiblement, de l’embellie des ventes qui pourrait découler de cette nouvelle offre», explique Marc St-Pierre, maintenant président de la firme de consultation en gestion de patrimoine MSP & Associés.

Placements Mackenzie ouvre la voie aux autres manufacturiers de fonds. Ayant obtenu une dispense réglementaire, la firme a lancé à la fin mai le Fonds multi-stratégie à rendement absolu Mackenzie. Ce produit, présenté comme un fonds alternatif, n’exige qu’une mise initiale de 500 $.

Selon le prospectus, ses gestionnaires pourront emprunter jusqu’à 50 % de la valeur liquidative du fonds (au lieu de 5 % comme c’est le cas dans les fonds d’investissement grand public). Ils pourront recourir à un effet de levier représentant jusqu’à 300 % de la valeur liquidative du fonds (au lieu de 0 %), et miser jusqu’à 20 % de l’actif dans les titres d’un seul émetteur (au lieu de 10 %). De plus, les gestionnaires pourront vendre des titres à découvert jusqu’à concurrence de 50 % de la valeur liquidative (au lieu de 20 %), détenir 15 % «ou plus» d’actifs dans des titres non liquides, et investir jusqu’à 100 % dans des marchandises physiques, que ce soit directement ou par l’intermédiaire de dérivés (options, contrats à terme de gré à gré, contrats à terme standardisés, swaps). Ils pourront investir dans des prêts de premier rang présentés comme «placements spéculatifs».

«Ce fonds est le premier du genre. Beaucoup d’autres suivront», dit Marc St-Pierre.

Profonde inquiétude

D’après les analystes de iA Securities, les stratégies alternatives grand public envisagées par les modifications au Règlement 81-102 ne seront pas qu’un simple reflet des stratégies destinées aux investisseurs fortunés. Ainsi, les ventes à découvert seront probablement limitées à 50 % de la valeur liquidative des fonds grand public, comparativement à 100 % dans le cas des fonds des investisseurs accrédités.

Dans leurs publicités, les manufacturiers de fonds alternatifs grand public présenteront probablement ces produits comme des moyens de limiter les pertes en cas de chute des marchés. Dans la réalité concrète, est-ce que ce sera vraiment le cas ?

«J’ai déjà vu ce genre de film dans le passé et, selon moi, ça risque de mal se terminer. L’investisseur accrédité a la capacité financière d’encaisser de brusques baisses de rendements. Qu’en sera-t-il des petits clients qui appellent leur conseiller dès que leur état de compte affiche une baisse de quelques dizaines de dollars ? Bien des clients paniqueront compte tenu des résultats qu’auront certaines stratégies alternatives issues du monde des fonds de couverture, avec volatilité élevée et rendements négatifs», prévoit Marc St-Pierre.

Associé au cabinet Lavery et spécialiste du capital d’investissement privé, l’avocat Guillaume Lavoie croit toutefois que «le marché est prêt à accueillir de nouveaux outils de placement pouvant générer de meilleurs rendements, comme les fonds alternatifs».

Jonathan Lehoux est gestionnaire principal et responsable des investissements de Lakeroad, une firme de gestion alternative de Québec. «Les stratégies alternatives ne sont pas toutes égales entre elles. Certaines sont très peu risquées, alors que d’autres le sont beaucoup plus. Le défi consistera à mesurer le risque et, ensuite, à le faire comprendre aux consommateurs. Les spécialistes de la conformité et les conseillers auront du pain sur la planche», dit-il.

«Si les ACVM permettent aux fonds alternatifs d’accéder au marché grand public, il y aura probablement renforcement des règles régissant l’obligation de bien connaître son client [Know Your Client] et son produit en relation avec sa convenance au client [Know Your Product]», prévoit Norman Raschkowan, ex-chef des investissements de la Financière Mackenzie.

Maintenant président de sa firme de gestion privée, Investissements DixCarré, ce connaisseur des produits d’investissement estime que les fonds alternatifs comportent trois risques majeurs mal compris du grand public.

L’illiquidité. «Les fonds de couverture et les fonds d’investissement privé [private equity] peuvent être verrouillés pendant plusieurs années, parfois pendant de 7 à 10 ans, le temps que les gestionnaires repèrent de bonnes occasions d’investissement et réalisent leurs profits. S’ils veulent liquider leurs actifs, les investisseurs doivent recourir à des marchés secondaires non réglementés. Or, le grand public ne partage pas cette façon de faire. Lors de la crise de 2007-2008, certains fonds ont dû suspendre les rachats, car leurs actifs sous-jacents étaient illiquides», signale Norman Raschkowan.

Des prix opaques. «Les actifs des fonds de couverture étant souvent illiquides, il est difficile de connaître les prix de ces actifs. Les gestionnaires ont alors la responsabilité de les estimer. Cependant, il y a conflit d’intérêts, puisque la valeur des actifs déterminera la taille des honoraires versés aux gestionnaires», précise l’ex-chef des investissements de la Financière Mackenzie.

Vente inappropriée. «Les conseillers connaissent bien les fonds dits traditionnels. Mais qu’en sera-t-il des fonds alternatifs, dont les risques sont parfois mal compris non seulement des conseillers mais des gestionnaires eux-mêmes ? Afin d’éviter le risque de vente inappropriée [misselling], les conseillers pourraient être tenus à la règle fiduciaire consistant à agir au mieux des intérêts de leurs clients», ajoute Norman Raschkowan.

Les institutions financières pourraient toutefois vouloir résoudre ce risque de vente inappropriée à leur façon. «Elles pourraient émettre des certificats de placement garanti comportant des rendements minimaux annuels ainsi que la possibilité d’atteindre un pourcentage annuel plus élevé en fonction des rendements d’actifs sous-jacents. Le risque serait réduit, mais en contrepartie, les frais de gestion seraient beaucoup plus élevés», dit ce grand connaisseur de l’industrie de la gestion d’actif.