Alors que les firmes de courtage accélèrent leur virage technologique, une partie de leur clientèle peine encore à suivre. Signatures électroniques, portails sécurisés, formulaires sans papier : les outils se multiplient, mais tous les clients ne les maîtrisent pas au même rythme. Résultat : une fracture numérique qui s’atténue, certes, mais qui reste présente.
Les sondages menés par Finance et Investissement auprès des conseillers révèlent qu’une partie de la clientèle, souvent plus âgée, est réticente à utiliser les outils en ligne, ce qui complique la vie des conseillers. Certains clients n’ont pas d’adresse courriel ou de téléphone intelligent, d’autres redoutent la fraude ou se sentent dépassés par la complexité des outils. L’ampleur du phénomène varie d’une organisation à l’autre, mais il reste tangible.
Selon Maxime Gauthier, président et chef de la conformité chez Mérici Services financiers, de 10 % à 15 % des clients éprouvent encore de l’anxiété face aux processus numériques. Martin Savard, vice-président exécutif chez MICA Cabinets de services financiers, parle de cas devenus « anecdotiques », représentant moins de 1 % de la clientèle.
Chez Gestion privée Desjardins, Martin Bray, vice-président et directeur général, estime que 90 % des clients utilisent les services électroniques, mais plusieurs préfèrent conserver leurs relevés et documents fiscaux sur papier, plus simples à consulter. Du côté du Groupe financier PEAK, Élisabeth Chamberland, chef de la conformité et du service d’encadrement, évalue à 30 % la proportion de clients qui privilégient encore le papier.
Selon ces dirigeants, la réticence au numérique transcende les générations. Certains aînés trouvent les outils « fantastiques » tandis qu’ils rebutent d’autres clients dans la trentaine.
« Ce n’est pas tant un problème d’accès, mais d’aisance, observe Maxime Gauthier. La plupart des clients disposent d’un ordinateur ou d’une tablette, mais certains craignent de se tromper en les utilisant. »
De plus, « certains professionnels de ma génération demeurent peu portés sur la technologie, tandis que des clients de 75 ans s’y adaptent bien. C’est une question de confort », soutient François Bruneau, vice-président administration chez Cloutier Groupe financier.
Cette fracture nuit à la productivité des conseillers. « clients moins à l’aise avec la technologie demandent plus de temps et d’énergie, observe Élisabeth Chamberland. Mais une fois qu’ils maîtrisent les outils, les gains d’efficacité sont considérables. »
Or, ça exige du temps. « Les conseillers doivent être à la fois pédagogues, techniciens et psychologues, affirme Maxime Gauthier. Certains font des simulations avec de faux documents pour familiariser leurs clients et les rassurer. Il y en a qui considèrent cela comme un fardeau, d’autres comme un investissement nécessaire. »
Pour Martin Bray, l’éducation numérique fait partie du métier. « Un client bien formé devient ensuite plus autonome et satisfait », soutient-il.
Pour répondre à cette diversité de profils, plusieurs firmes misent sur la flexibilité. « Nous sommes ouverts à toutes les méthodes : formulaires électroniques, signatures papier et même transmission par télécopieur », souligne François Bruneau.
Chez Desjardins, les solutions hybrides sont possibles : envoi postal, signature en personne ou double authentification par courriel pour les clients sans téléphone cellulaire. L’objectif est d’offrir un parcours fluide, peu importe le canal », explique Martin Bray.
Cette coexistence du papier et du numérique ne pose pas de problème de conformité, selon lui. Les procédures de sécurité sont encadrées, qu’il s’agisse d’identification en visioconférence ou de protection des échanges électroniques.
François Bruneau souligne que la signature électronique a un avantage majeur : sa traçabilité. « Elle indique qui a signé, quand et à partir de quelle adresse », dit-il. En revanche, le papier présente des zones d’ombre : il n’y a pas toujours de preuve que le client a signé lui-même ou dans quel ordre les étapes se sont faites. Certains conseillers utilisent encore des formulaires signés en blanc, ce qui peut poser problème en cas de contestation.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) note que les firmes doivent respecter leurs obligations, quel que soit le canal utilisé. Elle recommande notamment d’évaluer la littératie numérique des clients, d’offrir des solutions alternatives, de former le personnel et de maintenir une vigilance accrue envers les clients vulnérables. « L’innovation technologique ne doit jamais compromettre l’accessibilité ni le consentement éclairé », insiste l’AMF. Les sociétés doivent également assurer la cybersécurité et la protection des renseignements personnels, conformément à la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé.
Conscientes du défi, les firmes investissent pour simplifier l’expérience numérique. Chez MICA, Martin Savard note la mise à jour du portail client, désormais plus intuitif et conçu pour limiter les erreurs lors du remplissage des formulaires. PEAK poursuit le même objectif avec sa plateforme Mon PEAK en ligne et sa solution sécurisée PEAK Doc, qui facilite l’échange de documents et la mise à jour des données clients.
Mérici a développé, avec un partenaire québécois, un outil intégré de signature et de transfert sécurisés, tandis que le Groupe Cloutier modernise son portail pour offrir un meilleur suivi en temps réel. Ces innovations visent à simplifier les démarches, à renforcer la sécurité et à rendre l’expérience fluide pour les conseillers et leurs clients.
La fracture numérique tend à se réduire, mais elle ne disparaîtra pas, estime Jean Morissette, consultant et ancien président de Services financiers partenaires Cartier. « Chaque nouveau développement technologique — qu’il s’agisse d’intelligence artificielle, d’assistants vocaux ou d’automatisation _entraîne une nouvelle courbe d’apprentissage », rappelle-t-il.
Et les défis ne manquent pas. « La prochaine menace les hypertrucages (deepfakes), soit l’imitation frauduleuse de la voix ou de l’image, avertit Maxime Gauthier. La question n’est pas de savoir si cela va arriver, mais quand. »