La Cour suprême du Canada a reconnu dans l’arrêt La Reine c. Jarvis, 2002 CSC 73, qu’il existe une distinction entre une vérification fiscale et une enquête fiscale. Cette distinction est fondamentale puisqu’elle amène des conséquences significatives sur les droits des contribuables.

Distinction entre une enquête fiscale et une vérification fiscale et les droits des contribuables

Le contribuable faisant l’objet d’une vérification fiscale sera généralement contraint de fournir à un agent des autorités fiscales les renseignements demandés dans le cadre de l’application d’une loi fiscale. La collaboration du contribuable devient essentielle compte tenu des larges pouvoirs de vérification que détiennent les autorités fiscales pour contraindre le contribuable à fournir les informations et renseignements demandés (par le biais notamment des demandes péremptoires).

Par contre, lorsque les agents des autorités fiscales ne procèdent plus à la vérification de l’obligation fiscale, mais qu’ils tentent d’établir la responsabilité pénale du contribuable, il existe dès lors une relation de nature contradictoire entre l’État et le contribuable. Le droit à la liberté du contribuable est alors en jeu; il a le droit de garder le silence. En conséquence, les protections garanties par la Charte s’appliquent pleinement et, dans ce contexte, les enquêteurs (ou autres agents du fisc concernés) doivent donner une mise en garde appropriée au contribuable. Les pouvoirs de contrainte d’une vérification fiscale ne peuvent plus être utilisés. Il faut dans un tel cas obtenir la délivrance de mandats de perquisition pour poursuivre l’enquête.

La Cour suprême du Canada a énoncé dans l’arrêt Jarvis une série de questions ou de facteurs pour déterminer à quel moment la relation entre l’État et le particulier est effectivement devenue contradictoire (ou plutôt qu’elle s’est avérée une enquête).

Évidemment, ces facteurs ne sont pas limitatifs mais plutôt indicatifs :

1) Les autorités avaient-elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Aurait-on pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?

2) L’ensemble de la conduite des autorités donnait-il à croire que celles-ci procédaient à une enquête criminelle?

3) Le vérificateur avait-il transféré son dossier et ses documents aux enquêteurs?

4) La conduite du vérificateur donnait-elle à croire qu’il agissait en fait à titre de mandataire des enquêteurs?

5) Semble-t-il que les enquêteurs aient eu l’intention d’utiliser le vérificateur comme leur mandataire pour recueillir des éléments de preuve?

6) La preuve recherchée est-elle pertinente quant à la responsabilité pénale, comme dans le cas de la preuve de la mens rea?

7) Existe-t-il d’autres circonstances ou facteurs susceptibles d’amener le juge de première instance à conclure que la vérification de la conformité à la loi était en réalité devenue une enquête criminelle?

Compte tenu de ce qui précède, comment distinguer si l’examen fiscal de votre client constitue une enquête ou une vérification? Comment l’intégration des organismes d’enquête et de vérification peut contrevenir aux principes énoncés dans l’arrêt Jarvis? De quelles façons peut-on soupçonner et/ou déterminer que notre client peut faire l’objet d’une enquête? Les facteurs de distinction varient en fonction de chaque cas et il est illusoire d’inclure tous les facteurs possibles pouvant permettre à un tribunal de conclure que l’objet prédominant d’un examen fiscal par les autorités fiscales est d’établir sa responsabilité pénale.

Les exemples de décisions jurisprudentielles faisant état d’une contravention à l’arrêt Jarvis ne sont pas légion. Toutefois, une décision récente vient nous rappeler toute l’importance de cette distinction fondamentale entre une enquête et une vérification.

L’affaire Agence du revenu du Québec (L’) et La Reine c. BT Céramiques inc. et autres

Le 30 octobre dernier, Mme Dominique Larochelle, juge à la Cour du Québec (chambre criminelle et pénale) (C.Q. Laval, no 540-61-061227-135), rendait jugement à l’égard d’une requête en exclusion de la preuve (en vertu des articles 7 et 8 ainsi que des paragraphes 24(1) et 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés) présentée notamment par les contribuables BT Céramiques inc. et Francesco Bruno. Cette requête introduite dans le cadre d’une instance pénale a la particularité d’avoir impliqué à la fois l’Agence du revenu du Québec et l’Agence du revenu du Canada (ARC).

Une information en provenance de la Gendarmerie royale du Canada (Projet Colisée) à propos notamment de BT Céramiques et de Francesco Bruno a amené l’ARC à effectuer une prétendue « vérification » fiscale (selon l’ARC). Après que l’ARC eut mené cette enquête à l’égard des requérants et perquisitionné ces derniers en 2008 et en 2009, Revenu Québec a demandé et obtenu en 2011 la délivrance de mandats de perquisition contre l’ARC afin de saisir les documents précédemment saisis par cette dernière chez les requérants et dans différents lieux. Revenu Québec déposait alors des accusations de nature fiscale pénale contre les requérants fondés sur les documents et informations initialement saisis par l’ARC.

Les requérants ont allégué notamment que la vérification/enquête initiale menée par l’ARC contrevenait à l’arrêt Jarvis et, par conséquent, que Revenu Québec était en détention/possession illégale des biens saisis. Dans le cadre de cette requête, les contribuables demandaient notamment l’exclusion de la preuve compte tenu de l’existence de ces violations constitutionnelles. L’analyse et les conclusions de la juge figurent dans un jugement de 55 pages.

Voici quelques extraits du jugement :

– « Dès l’ouverture du procès, les défendeurs ont présenté une demande de communication de toute la preuve fédérale incluant tous les documents générés lors de l’examen fiscal de B.T. Céramiques inc. et lors de l’enquête pénale qui a suivi. L’ARQ s’est opposée à cette demande de divulgation en plaidant l’absence de pertinence des documents recherchés […] » (par. 9);

– « […] la mémoire défaillante et la réticence de témoins clés, en plus des contradictions observées forcent l’examen de la preuve dans le menu détail […] » (par. 214);

– « […] la preuve démontre que les vérificateurs ont commis des actions injustifiées dans le cadre d’une simple vérification […] » (par. 224);

– « […] une consigne de discrétion était donnée aux personnes impliquées en raison des allégations de corruption. » (par. 230);

– « […] la vérification a produit des renseignements qui ont nourri une enquête interne, une enquête de nature pénale sur les requérants et une enquête criminelle sur les employés […] » (par. 232);

– « […] dans les faits [les vérificateurs] ont mené l’enquête. La preuve démontre que [l’enquêteur au dossier] n’a pas véritablement mené sa propre enquête. Ainsi, il n’aurait pas agi comme enquêteur mais comme affiant […] » (par. 233);

– « […] il y a lieu de se rappeler que [le directeur adjoint de l’exécution de l’ARC au bureau de Montréal à l’époque] dirigeait à la fois la secteur des enquêtes et celle de la vérification. À ce titre, il avait la faculté d’orienter le dossier dans l’une ou l’autre des sections […] Dans les faits, la procédure de vérification, organisée en travail à la chaine, s’est avérée un amalgame de vérification fiscale, d’examen de la conformité des procédures internes, d’enquête interne et d’enquête de nature pénale sur la fraude et la corruption, sans égard aux droits des requérants. » (par. 234);

– « [le directeur adjoint de l’exécution de l’ARC au bureau de Montréal à l’époque] voulait être informé de façon trimestrielle des éléments particuliers découverts lors de la vérification. Il insistait sur la discrétion au sujet de la vérification au sein même de son personnel. » (par. 244);

– « […] la preuve démontre que la procédure de vérification servait d’autres fins que la recherche d’impôts payables soit la recherche d’informations susceptibles de mener au dépôt d’accusations de nature pénale […] » (par. 247);

– « […] les requérants ont démontré de façon prépondérante que l’objet prédominant de la procédure de vérification était d’enquêter sur la responsabilité pénale de certains fonctionnaires de l’ARC ainsi que sur celle de BT Céramiques inc. […] » (par. 250);

– « En l’espèce, les requérants bénéficient tous et chacun d’une expectative de vie privée à l’égard de leur propre information personnelle et fiscale. Ils bénéficient également d’une expectative de vie privée à l’égard de leur propre résidence. […] Les actionnaires peuvent s’attendre raisonnablement à ce que les documents qu’ils produisent dans le cours des affaires ne soient utilisés qu’aux fins pour lesquelles ils sont produits et partagés […] » (par. 264).

Les échanges d’informations entre ministères et départements

En 2011, l’adoption de la Loi concernant la lutte contre la corruption (RLRQ, c. L-6.1) a instauré l’Unité permanente anticorruption (UPAC). Cette loi a également établi la structure organisationnelle de l’UPAC en attribuant au Commissaire à la lutte contre la corruption la tâche notamment de recevoir, de consigner et d’examiner les dénonciations ainsi que de diriger ou de coordonner les activités de toute équipe d’enquête. Il est un agent de la paix.

Cette loi a également entraîné la modification de plusieurs lois du Québec incluant la Loi sur l’administration fiscale (« L.A.F. »). En vertu de l’article 69 L.A.F., le dossier fiscal d’un contribuable est confidentiel et tout renseignement qu’il contient ne peut être utilisé ou communiqué, à moins que cette personne n’y consente ou que cette utilisation ou communication ne soit effectuée conformément à la Loi sur l’administration fiscale. Toutefois, depuis la création de l’UPAC en 2011, la Loi sur l’administration fiscale a été modifiée, de sorte qu’elle autorise dorénavant à communiquer un renseignement contenu dans un dossier fiscal, sans le consentement du contribuable en cause (ou de la personne concernée), non seulement au commissaire à la lutte contre la corruption, mais également aux équipes de vérifications et d’enquête (s.-par. 69.1y) L.A.F.).

Dans un tel cadre, la vigilance des contribuables doit néanmoins être de mise. Le fait de constituer une preuve documentaire et écrite (qu’elle soit lors d’échange de correspondance avec des vérificateurs (qu’il s’agisse de vérificateurs de Revenu Québec ou de l’UPAC, ou des deux organismes)) pour confirmer que l’examen des affaires fiscales constitue une vérification et non pas une enquête.

Tel que le démontre l’affaire BT Céramiques inc., la divulgation de pistes de vérification (c’est-à-dire de l’information informatique consistant à savoir le moment où l’agent X a consulté l’information fiscale Y d’un contribuable) s’est avérée un outil important afin de qualifier le travail des vérificateurs/enquêteurs. La décision souligne également les rapports, déclarations sous serment, notes de rencontres des agents et leurs agendas, le tout pouvant constituer une preuve concluante à une violation aux principes constitutionnels énoncés dans l’arrêt Jarvis.

La divulgation de la preuve

Dans le cadre d’une requête de type Jarvis, la preuve nécessaire au contribuable pour avoir gain de cause est généralement sous le contrôle ou la possession du ministère public et/ou des autorités fiscales. Ainsi, cette preuve peut notamment se trouver dans les procès-verbaux de notes de rencontres, agendas, documents d’échanges d’informations entre ministères/départements gouvernementaux ou par le témoignage des agents concernés.

Cependant, l’obtention de cette preuve peut s’avérer un défi de taille en l’absence d’accusations visant le contribuable en cause. Ainsi, en principe, le ministère public n’a aucune obligation de divulguer la preuve avant le dépôt desdites accusations. De plus, les demandes d’accès à l’information formulées par le contribuable pour obtenir son dossier fiscal peuvent exclure la communication de renseignements récoltés ou colligés par un organisme d’enquête (Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c. A-1, art. 16).

Par contre, dans la mesure où les contribuables font l’objet d’accusations criminelles ou pénales, le ministère public a l’obligation de communiquer à l’accusé tous les renseignements pertinents qui sont en sa possession (La Reine c. Stinchcombe, [1995] 1 R.C.S. 754). Si le contribuable convainc le tribunal de sa pertinence véritable à l’égard de la poursuite engagée, les dossiers en la possession de tiers sont également visés par l’obligation de divulgation (La Reine c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411 (CSC); La Reine c. McNeil, [2009] 1 R.C.S. 66 (CSC)). S’il n’est pas satisfait de la divulgation effectuée par la Couronne, le contribuable aura la possibilité de présenter une requête en divulgation de la preuve.

Exceptions à la divulgation

Cependant, même une fois des accusations portées, dans le cadre d’une requête Jarvis, certains renseignements peuvent ne pas être divulgués.

On note les informations qui permettraient d’identifier un informateur de police (La Reine c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281 (CSC)). Ainsi, une fois que l’existence du privilège d’indicateur de police est établie, ni la police ni les tribunaux n’ont le pouvoir discrétionnaire de le restreindre. Sans le consentement de l’indicateur, le ministère public ne peut y renoncer puisque ledit privilège appartient au ministère public et à l’indicateur. Le privilège empêche la divulgation non seulement du nom de l’indicateur, mais aussi de tout renseignement susceptible d’en révéler implicitement l’identité. À moins que le contribuable accusé ne convainque le tribunal que les informations visées par le privilège puissent démontrer son innocence, ces renseignements ne seront pas divulgués.

Il existe également le privilège de la Couronne. Ainsi, dans la décision Agence du revenu du Québec c. Construction Frank Catania & Associés inc. (2015 QCCQ 9735) (« Construction Frank Catania »), les requérants réclamaient plusieurs documents essentiels à une défense pleine et entière et aussi dans le but de parfaire une requête de type « Jarvis ». Au cours de cette instance, les requérants ont fait entendre plus de 25 témoins et ont produit plus de 140 documents. Les requérants demandaient la divulgation, entre autres, de documents contenant des descriptions détaillées et instructions relatives aux méthodes/techniques de vérification et d’enquête de Revenu Québec incluant des stratégies à être utilisées dans le cadre de stratagèmes frauduleux utilisés dans de nombreux secteurs de l’économie. La Couronne a invoqué le privilège de la Couronne (codifié aux articles 37 et suivants de la Loi sur la preuve au Canada, (L.R.C. 1985, c. C-5)) pour interdire sa divulgation due à la sensibilité que les renseignements demandés comportaient.

Dans l’affaire Construction Frank Catania, le tribunal a conclu que la divulgation de ces documents mettrait en péril le processus de vérification et d’enquête en dévoilant des informations qui permettraient aux contribuables de connaître les critères de sélection des dossiers et les stratégies utilisées pour contrecarrer l’évasion fiscale. Cette divulgation porterait gravement atteinte à l’intérêt public en ce qu’elle permettrait à tous les contribuables de comprendre le processus d’identification des dossiers à cibler.

Conclusion

La mince ligne séparant une enquête d’une vérification fiscale d’un client nécessite de la part des professionnels une attention particulièrement aiguisée. Bien que l’ARC ait aboli le programme spécial d’exécution (PSE), qui constituait une division de « vérification » au sein du département des enquêtes, les récents pouvoirs dévolus à l’UPAC et les échanges de renseignements entre ministères au point de vue provincial peuvent rendre suspectes certaines vérifications.

Puisque la preuve voulant que des vérificateurs fiscaux aient, dans les faits, mené une enquête afin d’établir la responsabilité pénale d’un contribuable puisse être complexe et difficile à faire, certains gestes doivent toutefois être accomplis par les professionnels ou leur(s) représentant(s).

Parmi ces gestes, l’un des plus importants réside dans la clarification par écrit du mandat du/des vérificateur(s) tout au début du processus afin de protéger le client contre toutes violations présentes et à venir de ses droits constitutionnels.
 

Ce texte provient du Stratège, une publication de l’Association de planification financière et fiscale (APFF), et a été écrit par Martin Delisle.