Une épineuse question
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On y précise que ce type d’incitatifs favorise la vente de produits exclusifs au détriment de celle de produits de tiers, que ce soit par des versements plus élevés, des primes, la comptabilisation d’un chiffre d’affaires plus élevé ou d’autres formes de rémunération supplémentaire.

«Ces pratiques créent de graves conflits d’intérêts. En effet, elles incitent tant les représentants que la société à prioriser les produits exclusifs pour optimiser les profits de celle-ci, si bien que les clients pourraient obtenir des conseils inadéquats et des résultats inférieurs», lit-on dans cet avis.

De leur côté, les réseaux indépendants de conseil financier tirent à boulet rouge sur les pratiques qui accompagnent ces produits, entre autres dans les mémoires qu’ils ont déposés dans le cadre de la consultation 81-408 des ACVM sur l’option d’abolir les commissions intégrées.

«Devant l’Avis 81-408, la première question que je me suis posée, dit Gino Savard, président de MICA Cabinets de services financiers, est celle-ci : pourquoi s’attaque-t-on à la rémunération [ndlr : les commissions] avant de s’attaquer aux réseaux captifs ?»

Selon l’Autorité des marchés financiers, 78 % des 1,4 G$ en actifs canadiens de fonds d’investissement sont gérés par des groupes intégrés, citant ainsi Investor Economics. Et 75 % des actifs de fonds sont gérés par le Top 10 des plus importants manufacturiers.

C’est une constatation que renforce Léon Lemoine, planificateur financier chez Gestion Ethik, à Montréal. «Pratiquement toute l’épargne du Canada repose finalement entre une dizaine de mains dans une foule de filiales qui leur appartiennent.»

Selon bon nombre d’intervenants, cette concentration donne à ces acteurs la capacité de promouvoir de multiples façons leurs propres produits exclusifs en plus d’en réviser les frais de gestion et les modes de rémunération tout en favorisant la vente croisée.

Comme un médecin vendeur de médicaments ?

Distribuer des produits maison équivaut à la situation d’un «médecin qui travaillerait pour une société pharmaceutique», note Robert Frances, président du réseau indépendant Groupe financier PEAK.

«Comment voulez-vous qu’une société qui contrôle un produit en amont et en aval promeuve le produit d’un tiers plus que le sien ? demande Léon Lemoine. Elle fait son profit sur toute sa chaîne interne.»

Certes, ces produits maison peuvent être de très bonne qualité, mais la rémunération avantageuse qui y est associée engendre des conflits d’intérêts, lesquels devraient être gérés, selon les ACVM. Le thème controversé de la rémunération accrue liée à des produits exclusifs fait réagir chez les indépendants. «En pratique, les conseillers sont payés davantage pour la vente de ces produits que pour la vente de produits tiers», dit Gino Savard.

La rémunération ne constitue toutefois qu’un aspect du problème des produits maison. D’autres moyens mis en place par les sociétés intégrées pour promouvoir et privilégier leurs propres produits abondent.

L’Avis 33-318 en dénombrait plusieurs, dont des mesures incitatives pour la désignation de clients pour d’autres services, par exemple pour les valeurs mobilières ou des prêts hypothécaires. Cette pratique est aussi appelée «ventes croisées». «Elle peut inciter les représentants à faire mousser les ventes de produits et services dont le client pourrait ne pas avoir besoin ou qui ne lui conviennent pas, et, en cas de pénalités, les y obliger, lit-on dans cet avis. Or, même en cas de réel besoin, le client aurait intérêt à acheter des produits et services d’entités non liées.»

Robert Frances fait état d’autres moyens par lesquels une maison mère peut «encourager» son réseau de distribution à favoriser ses produits exclusifs. Elle peut lui fournir de la capacité informatique ou du soutien administratif à des conditions avantageuses, lui diriger des clients ou lui garantir des produits plus rentables.

Tout cela constitue une pression venant de toutes parts pour inciter les représentants à «pousser» les produits exclusifs. Par exemple, Gino Savard dit avoir reçu des témoignages selon lesquels, à la Financière Banque Nationale (FBN), «les représentants ont des quotas importants de vente de produits maison à atteindre. Si tu ne les atteins pas, tu es dehors.»

Interrogée sur ses pratiques de rémunération, la FBN a répondu, par la voix de Jean-François Cadieux, directeur principal, Affaires publiques de la Banque Nationale : «Nous voulons attendre que l’Autorité des marchés financiers ait terminé sa consultation (Avis 81-408) avant de parler de ces sujets.» Un autre groupe intégré interpellé par Finance et Investissement, iA Groupe financier, a aussi refusé de commenter ses politiques liées aux produits maison.

La transparence comme solution ?

Comment neutraliser la force de promotion qu’exercent les institutions financières intégrées à l’endroit de leurs produits exclusifs et traiter les groupes intégrés et les conseillers indépendants équitablement ? Le mot «transparence» revient souvent.

«Cette pression ne veut pas dire que les produits sont mauvais pour les clients, reconnaît Patrick Ducharme, vice-président chez De Champlain Groupe financier, à Montréal. Cela dit, il devrait y avoir des mécanismes pour faire savoir aux clients quels avantages en tire l’institution.»

Ainsi, il propose des mesures de dévoilement qui révéleraient si un produit est exclusif ou non, sa provenance, l’intérêt du conseiller à le vendre et la formule de rémunération qui lui est associée.

Gino Savard soutient qu’il faudrait que des produits semblables n’aient qu’une seule et même rémunération, comme cela est suggéré dans plusieurs mémoires déposés dans le cadre de la consultation 81-408 sur l’option d’abolir les commissions intégrées. La rémunération serait uniforme pour chaque fonds figurant dans la même catégorie, et les trois catégories seraient aussi simples que les fonds d’actions, les fonds équilibrés et les fonds d’obligations.

D’autres mesures mises en avant sont plus radicales. Michel Mailloux, président de Déontologie.ca, propose que l’industrie prenne le virage du devoir fiduciaire, comme on l’a fait aux États-Unis. Il craint toutefois que «ça ne règle qu’une partie des problèmes». Il veillerait aussi à «ouvrir la porte aux recours collectifs».

Cela mène à une autre piste de réflexion : le propriétaire d’un réseau de distribution qui est aussi manufacturier de produits d’investissement devrait-il se voir interdire la vente de produits tiers ? Cela éliminerait toute ambiguïté : le client qui entre dans une succursale d’une banque s’attendrait à ne se faire vendre que des produits de cette même banque.

«Les banques ne devraient pas avoir de réseaux de distribution, soutient Robert Frances. Il faut cloisonner le côté conseil. Un conseiller ne peut pas appartenir à un émetteur de produits.» Selon lui, entrer dans une banque, c’est comme entrer chez un concessionnaire d’autos. Un client ne s’attend pas à se faire vendre un véhicule Ford chez un concessionnaire Chevrolet.

Flavio Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF), fait valoir l’idée de changer de stratégie réglementaire. «Pourquoi faire reposer tant d’exigences sur les distributeurs, alors que l’accent devrait être mis sur les manufacturiers ?»

C’est un poids que les distributeurs indépendants trouvent lourd à porter, au point que Patrick Ducharme commente : «J’ai souvent l’impression que toutes ces règles et normes résultent d’un lobby très fort des institutions visant à peser sur les indépendants. Ça devient très difficile pour ceux-ci de concurrencer et de demeurer rentables.»

Mesure plus décisive encore, Flavio Vani reviendrait à l’ancien statut de quatre piliers de la finance indépendants et autonomes. Rappelons qu’à une certaine époque banques, assureurs, courtiers en valeurs mobilières et sociétés de fiducie étaient des piliers indépendants, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. «Les conflits d’intérêts sont un effet, pas une cause. La cause tient à la concentration de l’industrie financière», déclare-t-il.