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« Votre marge bénéficiaire est mon occasion d’affaires », aime dire le patron d’Amazon, Jeff Bezos. Les marges de l’industrie de l’assurance de personnes suscitent les convoitises. Spécialistes des technologies, les assurtechs lancent leurs premières salves. Tapies dans l’ombre, les Amazon de ce monde fourbissent leurs armes. Mais loin d’être immobiles, les assureurs établis ont déjà préparé leurs lignes de défense. Qui sortira gagnant de ce champ de bataille ?

En 2016, Google avait mis la clé sous la porte de ses sites de comparaison de prix en assurance automobile, suscitant un immense soupir collectif de soulagement. Si Google ne pouvait s’imposer en assurance auto, l’assurance de personnes pouvait alors dormir tranquille ! Toutefois, les craintes se sont ravivées à la suite des annonces de recrutement de spécialistes de l’assurance, issues du bureau londonien d’Amazon.

Est-ce que Amazon s’apprête à s’attaquer au marché de l’assurance de personnes ? Ou vise-elle à élargir sa place en assurance de dommages, comme en assurance de remplacement de produits ? Les paris sont ouverts.

« Si une entreprise technologique comme Amazon décidait de se lancer en assurance de personnes, elle pourrait changer le visage de l’industrie et accentuer la pression sur l’innovation de la part des acteurs actuels », dit Michel Bergeron, associé et responsable de l’industrie des services financiers pour le Québec chez EY (auparavant Ernst & Young).

En raison d’une connaissance inégalée de l’expérience client et de la profondeur de leurs réserves financières – et des milliards de dollars qui dorment dans leurs coffres -, les géants du Web que sont les Google, Apple, Facebook et Amazon pourraient faire des ravages. Et leur attrait chez les plus jeunes est gigantesque. Un sondage de Bain & Company révèle que trois Américains sur quatre ayant entre 18 et 34 ans seraient prêts à acheter des services financiers auprès d’Amazon.

Les pures technos

En 1998, Amazon vendait des livres par Internet. Vingt ans plus tard, son chiffre d’affaires dépasse 100 G$. Son ascension inspire de jeunes entreprises qui voudraient chambouler l’industrie de l’assurance de personnes par la simplicité et la rapidité, autant dans le processus de souscription que dans celui des demandes de règlements.

« Les nouveaux-venus visent à mieux gérer le risque grâce à des produits plus personnalisés. Pour cela, ils misent sur l’utilisation des grandes masses de données, sur l’intelligence artificielle et sur l’économie du partage basée sur des communautés », signale Éric Lemieux, président et associé principal à la firme de capital-risque M2S Capital, spécialisée dans les entreprises en technologies appliquées au domaine financier (fintechs).

Éric Lemieux, qui a déjà été premier vice-président Technologies Assurance au Mouvement Desjardins, donne en exemple la jeune pousse Ladder Life, de San Francisco, qui veut émettre sa vaste gamme de polices d’assurance vie temporaires en moins de huit minutes à l’aide de technologies issues de l’intelligence artificielle.

Chose certaine, le chemin des assurtechs est pavé de difficultés. Ainsi, Clover Health, qui avait recueilli 425 M$ US pour chambarder le secteur de l’assurance santé aux États-Unis, a plutôt fini par contrarier ses clients et faire perdre beaucoup d’argent à ses investisseurs, comme le relève un reportage de CNBC.

« Mis à part le financement, la question principale sur l’avenir des assurtechs porte sur la confiance. Les assurtechs perceront-elles auprès des consommateurs qui ont besoin d’avoir confiance dans leur capacité à garantir leur propre sécurité financière et celle de leurs familles pendant quelques décennies ? C’est là où les acteurs établis disposent d’un avantage certain », dit Éric Lemieux.

Les acteurs établis

Dans le cadre d’une entrevue au journal Le Monde, le directeur général de l’assureur français Axa, Thomas Buberl, s’est dit « favorable aux alliances » avec les géants américains d’Internet. Il s’est dit particulièrement intéressé par Amazon « grâce à son réseau de clientèle » et par Facebook « car l’assurance regroupe une communauté de gens qui ont les mêmes intérêts ».

Aux yeux de Michel Bergeron, les alliances avec des géants du Web constituent une des stratégies possibles des assureurs établis. « Ils peuvent s’allier avec les grandes entreprises technologiques de ce monde. Ils peuvent aussi développer des alliances avec des assurtechs indépendantes. Et finalement, ils pourraient créer et financer leurs propres assurtechs de A à Z, par exemple par l’intermédiaire d’incubateurs ou par des investissements directs », dit-il.

À titre de président-directeur général de Munich Re Nouveaux Horizons, Richard Letarte surveille de près les nouveaux produits, services et technologies en assurance vie et santé ayant cours en Amérique du Nord. Il estime que les alliances entre assureurs et assurtechs sont mutuellement avantageuses.

« D’un côté, la capacité financière de nombreuses assurtechs est insuffisante pour assumer certains risques et elles n’ont pas facilement accès aux consommateurs. D’un autre côté, les assureurs n’ont ni les dernières technologies, ni la capacité de leur mise en oeuvre rapide pour laquelle ils devraient investir des sommes élevées, sinon prohibitives », indique-t-il.

Richard Letarte ajoute que « les assureurs sont de plus en plus ouverts aux assurtechs. Ils discutent des façons de joindre leurs forces ».

Selon Éric Lemieux, les assureurs établis ne se laisseront pas distancer par d’éventuels Amazon et Ladder Life : « Ils ne se feront pas prendre. Je suis convaincu que les grands changements à venir seront le fait des plus importants assureurs. Ils développeront une offre différenciée et ils mettront au point des technologies qui raccourciront le cycle des réclamations », dit-il.

À l’heure actuelle, la fragmentation réglementaire joue en leur faveur. « Les approbations réglementaires sont distinctes d’un marché à l’autre, et même d’un état à l’autre lorsqu’on pense à un marché comme celui des États-Unis. Ça complique les choses, même pour les grandes entreprises technologiques », observe Michel Bergeron.

D’un autre côté, poursuit le responsable de l’industrie des services financiers pour le Québec chez EY, il suffit d’avoir les approbations réglementaires d’un État populeux et relativement riche, comme la Californie ou New York, pour disposer d’une base d’opération digne de celle d’un pays européen. À suivre !