Deux personnes regardant une feuille
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Des conseillers se laisseraient-ils tenter, pour de mauvaises raisons, par les attraits de l’encadrement réglementaire plus souple des fonds distincts ? À l’ère des changements réglementaires qui secouent le secteur des fonds communs de placement, la question se pose.

«Selon moi, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières veulent harmoniser la réglementation entre les fonds distincts et les fonds communs afin de mettre un frein au churning», affirme James McMahon, président région du Québec au Groupe Financier Horizons.

Le patron d’Horizons explique que «certains conseillers vendent des fonds distincts au lieu du produit qui convient le mieux au client». Ils cherchent, précise-t-il, «à éviter la réglementation plus contraignante des fonds communs».

James McMahon évoque la perspective de l’élimination de l’option des frais d’acquisition reportés (FAR) pour les fonds communs de placement (FCP) et la création d’un risque d’arbitrage réglementaire par rapport aux fonds distincts.

«Cette pratique de roulement d’actif vers les fonds distincts pourrait se répandre si l’abolition de la commission de vente avec frais d’acquisition reportés en venait à prendre racine dans l’univers des fonds communs», signale Maxime Gauthier, chef de la conformité chez Mérici Services financiers.

Selon Maxime Gauthier, de jeunes conseillers se demandent s’ils ne feraient pas mieux de se convertir aux vertus des fonds distincts. «On sait tous qu’en début de carrière, les conseillers ont une clientèle faite à leur image. Or, comment pourraient-ils assumer leurs frais et faire des revenus décents avec des clients aux moyens modestes ?» évoque-t-il.

Président du Groupe Financier Multi Courtage, Guy Duhaime ajoute que de jeunes conseillers en début de carrière pourraient en venir «à vendre des fonds distincts, tout en délaissant les produits d’assurance. Le risque est là», dit-il.

À l’instar de James McMahon, Guy Duhaime estime que les autorités de réglementation finiront par imposer les mêmes règles à tout le monde. Mis à part les garanties, poursuit Guy Duhaime, «les fonds distincts ressemblent comme deux gouttes d’eau aux fonds communs de placement».

Prendre une courbe à 100 km/h

Consultant doté d’une riche expérience professionnelle, Sylvain Gagné ne cache pas son inquiétude. «Le roulement d’actif se fait systématiquement … et ça ne date pas d’hier !» de dire cet ex-vice-président régional chez Empire Vie et ex-directeur général associé de l’agent général BBA Groupe Financier.

Sylvain Gagné explique que le roulement d’actif de FCP vers les fonds distincts tend à passer inaperçu parce que la plupart des clients n’y voient pas de problème. «Le mot « garantie » est mal compris. De nombreux clients pensent que les fonds distincts sont garantis mur à mur», dit-il.

En raison de l’incertitude planant sur l’avenir des commissions de vente avec FAR, Sylvain Gagné estime que le roulement d’actif vers les fonds distincts pourrait s’accélérer.

Or, il y aura un prix à payer. «Cette pratique est douteuse sur le plan éthique et très contestable. C’est un peu comme si un conducteur d’automobile prenait une courbe à 100 km/heure en pleine campagne. Personne ne le voit, personne ne lui dit d’arrêter, il la prend, mais c’est dangereux…» estime-t-il.

C’est dangereux, poursuit Sylvain Gagné, parce que l’éthique est le talon d’Achille de l’industrie : «L’assurance de personnes se meurt à cause de ses failles sur le terrain de l’éthique. De grandes entreprises technologiques observent la situation. Elles n’attendent que le bon moment pour se lancer dans la bataille. Un beau jour, ces géants technologiques se lanceront et ils auront les consommateurs derrière eux.»

Toutefois, pondère le consultant, le roulement d’actif vers les fonds distincts ne vient pas toujours de l’appât du gain. «Rappelons que les fonds distincts conviennent à certaines clientèles», dit-il.

Une crainte «surfaite»

Dans l’industrie, l’existence du roulement d’actif de FCP vers les fonds distincts, en raison du débat sur l’avenir des FAR, ne fait pas l’unanimité.

Président de MICA Cabinets de services financiers, Gino-Sébastian Savard ne pense pas que ces pratiques constituent un danger ni qu’elles risquent de prendre de l’expansion.

«Certains ont craint un risque d’arbitrage réglementaire lors de l’implantation de la phase deux du modèle de relation client-conseiller (MRCC 2). Cela ne s’est pas concrétisé. Il est possible que les jeunes conseillers en début de carrière s’intéressent davantage aux fonds distincts à cause de l’incertitude sur l’avenir des frais d’acquisition reportés. Toutefois, la crainte du roulement d’actif est surfaite. En fait, je dis à mes conseillers qu’ils ne vendent pas assez de fonds distincts !» signale le patron de MICA.

Selon Gino-Sébastian Savard, les fonds distincts sont sous-utilisés : «Ce produit s’adapte très bien aux besoins de transmission de fortune et de transmission successorale.»

Le débat sur le roulement d’actif aurait au moins l’avantage de sensibiliser les conseillers à l’utilisation d’un produit trop peu connu.

Vers l’agent général unique ?

Le roulement d’actif entre FCP et fonds distincts ne se pratique pas à grande échelle, d’après Adrien Legault, chef de la conformité et directeur des finances chez Aurrea Signature : «C’est même en diminution. Les assureurs et les agents généraux posent de plus en plus de questions. Un climat de conformité s’est installé dans l’industrie.»

En revanche, ajoute Adrien Legault, ce risque existe bel et bien. Et l’agent général (AG) est la seule instance capable d’y remédier, selon lui : «Les assureurs ne peuvent pas avoir une vue complète des transactions des conseillers. À l’heure actuelle, l’agent général n’a pas d’existence légale. Il n’a pas la capacité de visualiser la totalité des opérations des conseillers puisqu’ils peuvent traiter avec plus d’un agent général.»

Que faire ? «La solution ultime se trouve chez l’agent général unique doté des pouvoirs de conformité. Comme on le voit, l’enjeu est complexe et devra faire l’objet d’une concertation de l’industrie», dit Adrien Legault.

James McMahon est également en faveur de la solution selon laquelle un conseiller en sécurité financière aurait l’obligation de canaliser toutes ses ventes par l’intermédiaire d’un seul AG.

«En tant qu’agent général, nous avons le même système de back-office que les cabinets d’épargne collective. Nous avons aussi les outils technologiques nécessaires pour repérer les activités de roulement d’actif. Afin d’agir dans le meilleur intérêt du client, la solution de l’agent général unique avec pleins pouvoirs de conformité doit s’imposer auprès des régulateurs», affirme James McMahon.

Et s’il n’était pas possible de faire la transition vers l’AG unique ? Maxime Gauthier verrait d’un bon oeil l’élimination de la tentation à la source : «Si on abolit les commissions de vente avec frais d’acquisition reportés en FCP, il faudra aussi le faire en fonds distincts. On enlèverait alors la possibilité de roulements d’actif de fonds communs vers les fonds distincts.»

Si le régulateur décidait de maintenir les FAR, comme bon nombre de courtiers indépendants et conseillers le souhaitent, Maxime Gauthier préconiserait alors de «les encadrer» de façon à éliminer les potentialités négatives de roulements d’actif.

L’Autorité des marchés financiers (AMF) est à la fois en mode observation et en mode consultation.

«Nous sommes conscients que l’élimination de l’option FAR pourrait créer un risque d’arbitrage réglementaire par rapport à des produits financiers similaires autres que des valeurs mobilières, comme les fonds distincts, pour lesquels cette option de souscription et la rémunération du courtier qui s’y rattache demeurent offertes actuellement», signale par courriel le porte-parole de l’AMF, Sylvain Théberge.

Ce dernier ajoute que l’Avis de consultation des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) du 13 septembre intitulé Projet de Règlement modifiant le Règlement 81-105 sur les pratiques commerciales des organismes de placement collectif comporte une question spécifique sur ce sujet.

Les ACVM y demandent l’opinion des parties prenantes sur les contrôles et mesures que les autorités de réglementation devraient mettre en oeuvre afin de réduire ce risque d’arbitrage (https://tinyurl.com/y7hotpnu).