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Certains assureurs exigent des volumes de vente si élevés qu’on doit passer par l’intermédiaire de gros agents généraux. En retour, ils touchent une partie de nos commissions de vente, ce qui diminue nos marges bénéficiaires», dit Caroline Thibeault, directrice générale du Groupe SFGT, un agent général établi à Coaticook.

À ses yeux, ces quotas de vente constituent «l’enjeu éthique de l’heure» en assurance de personnes.

«De petits agents généraux pourraient favoriser les produits des assureurs aux quotas élevés afin de ne pas perdre leurs contrats de distribution. Si cela arrivait, cela aurait un impact négatif sur la protection des consommateurs et sur la responsabilité fiduciaire des représentants», signale Caroline Thibeault.

Comment un agent général pourrait-il favoriser les produits d’un assureur plutôt qu’un autre ?

«Les moyens possibles peuvent être très subtils», enchaîne la directrice générale du Groupe SFGT. Elle donne en exemple les budgets de marketing et les activités de formation qui pourraient être davantage axés sur les produits de tels assureurs aux dépens d’autres.

«Au Groupe SFGT, nous avons trouvé des façons de créer des ententes et d’éviter de mettre de la pression sur nos conseillers pour atteindre nos quotas. Cependant, il pourrait arriver que de petits agents généraux fassent ce genre de pressions négatives auprès des représentants», ajoute Caroline Thibeault.

Se trouvant dans la même situation délicate que le Groupe SFGT, Guy Duhaime, président fondateur de l’agent général Groupe Financier Multi Courtage, confie être durement touché par les quotas minimaux de vente.

«Les agences à rayonnement local n’ont souvent pas les moyens de remplir les quotas de production demandés. Par exemple, certains assureurs exigent au moins 0,5 M$ en nouvelles commissions de base par année. En conséquence, le milieu des plus petits agents régionaux s’affaiblit continuellement», affirme Guy Duhaime.

Le patron de l’AG de Saint-Hyacinthe souligne l’existence d’un problème de fond, celui de la valeur perçue, par les assureurs, des services rendus.

«Les assureurs ne reconnaissent pas notre travail sur les blocs d’affaires existants. Pour eux, l’envigueur n’a pas de valeur. Seules comptent les nouvelles ventes !» déplore Guy Duhaime.

Le partage des commissions avec les plus gros agents généraux suscite sa totale désapprobation.

«On fait le même travail que les gros agents généraux tout en leur remettant une partie de nos commissions. Les clients n’y gagnent rien et nos marges bénéficiaires en souffrent», dit Guy Duhaime.

L’AMF s’interroge

Le thème des quotas de vente est sur le radar de l’Autorité des marchés financiers (AMF) et du Conseil canadien des responsables de la réglementation d’assurance (CCRRA).

«Les quotas de vente ou de production des assureurs constituent un élément des réflexions en cours de l’AMF sur la gestion des incitatifs en assurance. Ces réflexions seront bientôt partagées avec les régulateurs pan-canadiens en assurance en vue d’amorcer des travaux à l’échelle pan-canadienne. Ces quotas ne sont pas des incitatifs directs de vente. Toutefois, ils peuvent mener à des conflits d’intérêts», dit Louise Gauthier, directrice principale des politiques d’encadrement de la distribution à l’AMF.

Soulignons que Louise Gauthier codirige les travaux du Groupe de travail sur le traitement équitable des clients du CCRRA, qui a notamment pour mission d’évaluer l’impact des incitatifs sur la protection des consommateurs.

Face aux incitatifs à la vente, les organismes de réglementation en assurance de personnes du Québec et du Canada se trouvent actuellement en mode d’échange «général et informel» avec l’industrie.

«Nous sommes conscients des effets indésirables que pourraient avoir des quotas de vente. Les clients sont-ils traités correctement malgré ces quotas ? Nous voulons que l’industrie prenne le temps d’en discuter et d’en débattre dans le cadre d’une réflexion dirigée sur la gestion des incitatifs qui se déroulera au cours des prochains mois», signale Louise Gauthier.

De bonne guerre

Même si certains expriment un malaise à l’égard des quotas de vente, les autres agents généraux contactés par Finance et Investissement ne croient pas que l’AMF devrait intervenir afin d’interdire cette pratique.

«À moins de doubler les quotas de vente d’année en année, ce qui ne se fait d’ailleurs pas, les cibles de production actuelles des assureurs sont de bonne guerre», affirme Frédéric Perman, vice-président au développement des affaires de la Financière S_Entiel.

Selon Frédéric Perman, il est normal que les assureurs veuillent faire affaire avec des agents généraux «qui ont la capacité de développer leurs marchés».

En d’autres termes, il reviendrait aux agents généraux d’augmenter leurs ventes de façon à conserver leurs contrats de distribution.

Même son de cloche chez David Benamron, directeur des affaires en prestations du vivant et dossiers avancés à la Financière MSA. «Le monde des affaires a toujours reposé sur la nécessité de se développer, de grossir, de faire des acquisitions et des alliances… et à défaut de quoi, de disparaître !» dit-il.

Il est très clair, ajoute David Benamron, que les assureurs cherchent à faire des affaires avec le moins d’agents généraux possible. En ce sens, les quotas de vente sont un des moyens utilisés par les assureurs afin d’arriver à cette fin.

Barrière à l’entrée

Cette volonté de centralisation des assureurs coïncide d’ailleurs avec les intérêts des agents généraux établis et des consommateurs, estime Yan Charbonneau.

Le président et chef de la direction d’AFL Groupe financier compare ainsi les quotas minimaux de vente à une «barrière à l’entrée» bloquant la voie aux agents généraux peu efficaces.

«Je préférerais qu’il n’y ait pas de quotas minimaux de vente. Dans l’état actuel des choses, ces quotas empêchent la formation de regroupements de courtiers insuffisamment structurés qui seraient tentés d’agir comme agents généraux. Les quotas de vente font obstacle à ce genre d’évolution qui nuirait à l’industrie», dit Yan Charbonneau.

Le président de MICA Cabinets de services financiers, Gino-Sébastian Savard, partage ce point de vue.

«Les quotas de vente empêchent que quelques super-producteurs se coalisent afin de former des agences générales. Cela nous évite les guerres de rémunération. Dans un monde idéal, il n’y aurait pas de quotas de production. Mais puisque les agents généraux n’existent pas en vertu de la loi, il s’agit d’un moyen en mesure de garantir le sérieux de notre secteur», dit Gino-Sébastian Savard.

Le président d’Aurrea Signature, Christian Laroche, est très direct.

«Il revient aux assureurs de statuer qui est agent général ou non. Le problème se retrouve chez les plus petits agents généraux qui ne font affaire qu’avec quelques assureurs, ce qui les amène à diriger leurs ventes afin de maintenir leurs contrats. Je ne crois pas que c’est toujours dans l’intérêt des consommateurs», affirme Christian Laroche.

D’après James McMahon, président pour le Québec du Groupe Financier Horizons, les quotas de production s’inscrivent dans la logique de l’agent général unique.

«Les tâches de conformité sont mieux exécutées en limitant le nombre d’agents généraux. C’est pourquoi l’industrie de l’assurance de personnes se dirige vers l’agent général unique. De plus, les assureurs veulent réduire leurs coûts. En traitant avec moins d’agents généraux, ils peuvent diminuer le nombre de personnes-ressources… et baisser leurs coûts !» dit James McMahon.

Le volume de vente minimal exigé à un agent général (AG) est une question d’engagement contractuel. Cet engagement suit une analyse, par l’assureur, de l’alignement de vision sur les services que cet AG peut offrir aux conseillers en sécurité financière et l’alignement sur le marché cible de l’assureur, explique la Financière Sun Life.

«Nos exigences de volume deviennent alors une mesure de leur capacité à remplir leur engagement face à nos clients et aux conseillers. Nous n’avons jamais mis fin à un contrat simplement sur la base d’un volume de vente. Lorsque nous voyons un changement important, nous essayons d’en comprendre les raisons et nous développons un plan avec l’agent général», écrit Annie Martin, directrice, communications d’entreprise (intérim) de la Financière Sun Life, dans un courriel.

La Sun Life précise qu’elle ne souhaite pas qu’un client achète un produit qui ne répond pas à ses besoins.

L’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP) n’a pas de position pour le moment sur les enjeux éthiques soulevés par la hausse des volumes de vente minimaux exigés aux AG : «Il est trop tôt pour se prononcer de manière particulière sur la question posée», indique Suzie Pellerin, vice-présidente adjointe, affaires publiques et gouvernementales (Québec) de l’ACCAP, dans un courriel.

Elle note que le Conseil canadien des responsables de la réglementation d’assurance (CCRRA) devrait publier une ligne directrice sur le traitement équitable du consommateur cet automne : «La gestion des conflits d’intérêts est un des nombreux éléments de la ligne directrice sur le traitement équitable du consommateur. Il semble que le CCRRA fera des travaux plus spécifiques sur la gestion des conflits d’intérêts en lien avec la consultation de l’automne dernier par l’Autorité des marchés financiers. L’industrie participera bien entendu à toute consultation à ce sujet.»