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Dans un bref communiqué publié le 31 mai dernier, l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP) signale avoir retiré la Ligne directrice LD19 «après des discussions approfondies avec les intervenants du marché, notamment les conseillers et leurs associations, et une soigneuse évaluation des commentaires formulés».

Pourquoi l’ACCAP fait-elle marche arrière ? Est-ce là une défaite pour cette association d’assureurs ? Les régulateurs finiront-ils par s’emparer du dossier de la divulgation en assurance collective ?

Rappelons que selon la dernière version de la LD19, les assureurs auraient eu l’obligation de communiquer aux clients l’ensemble de la rémunération directe des courtiers, en pourcentage et en dollars. La rémunération indirecte sous forme de bonis, surcommissions ou primes liés au volume d’affaires aurait également été notifiée aux clients, sans en préciser la valeur en dollars ou en pourcentage.

Cette divulgation devait s’appliquer aux nouveaux contrats de produits collectifs d’assurance à compter du 1er janvier 2020. Les contrats en vigueur allaient subir le même traitement le 1er janvier 2021.

Surprise et consternation

Les connaisseurs du secteur de l’assurance collective que Finance et Investissement a joints ont exprimé leur surprise et, parfois, leur consternation.

«À ma connaissance, c’est la première fois en 125 ans d’histoire que l’ACCAP retire une de ses lignes directrices !» s’exclame Claude Di Stasio. Aujourd’hui à la tête de sa firme, CDS Services Conseils, Claude Di Stasio a travaillé à l’ACCAP pendant 25 ans, notamment à titre de vice-présidente, affaires québécoises.

Aux yeux de Robert Landry, consultant en assurance et services financiers, «il est étonnant qu’une association comme l’ACCAP retire un projet de cette envergure. On aurait pu s’attendre à ce qu’elle étire les délais d’implantation ou ajoute des étapes pour sa mise en oeuvre. Mais de là à retirer la ligne directrice, il y a toute une marge.»

La vice-présidente principale et responsable de marché pour le Québec chez Aon, Cathy Perron, se dit à la fois «surprise et déçue». «Je crois que la pression de certaines firmes dans le secteur de la distribution devait être plus forte que ce à quoi s’attendait l’ACCAP. Il n’est pas normal qu’en 2019 les organisations ne connaissent pas les coûts des intermédiaires en assurance collective», affirme-t-elle.

L’actuaire Bruno Gagnon fait entendre un son de cloche semblable. «Je suis déçu du retrait de la LD19, car lorsqu’on achète un service de conseil, on devrait savoir ce qu’il en coûte. Et on n’a pas à être gêné de sa rémunération lorsqu’elle correspond à la valeur du travail accompli», soutient celui qui est également chargé de cours au baccalauréat spécialisé en actuariat de l’Université du Québec à Montréal.

Selon lui, «la LD19 exprimait un certain ras-le-bol de la part d’assureurs, dont les marges de profit en assurance collective sont sous forte pression. Certains assureurs soumissionnent à perte sur les dossiers d’intermédiaires bien rémunérés… dont la rémunération est garantie !» juge-t-il.

Bruno Gagnon avance aussi une autre explication : «Si la LD19 avait été maintenue, des associations de consommateurs auraient pu demander une divulgation comparable sur les produits d’assurance individuels.»

Des sujets de mésentente

Mario Dion est directeur des ventes, assurance collective chez le courtier Lussier Dale Parizeau. Il se dit «plus ou moins surpris» de la tournure des événements. «J’ai assisté à certaines rencontres de l’ACCAP. La mésentente entre les intervenants portait sur la divulgation partielle de la rémunération et sur son iniquité. Par exemple, les frais de gestion de services par des tierces parties administratives, les TPA, échappaient à la divulgation. Cela procurait aux TPA un avantage concurrentiel. Finalement, il ne revenait pas à l’ACCAP d’imposer le dévoilement des commissions. Cette responsabilité n’était pas la sienne», explique-t-il.

Pour sa part, le président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF), Flavio Vani, ne cache pas sa joie. «Nous sommes très, très heureux des résultats. Je crois que l’ACCAP ne soupçonnait pas la force des distributeurs», dit-il.

Défaite ou victoire ?

Les autorités de réglementation ont maintenant une vision beaucoup plus précise de la mécanique et des enjeux de la rémunération en assurance collective. Que feront-elles ?

«Pour les autorités de réglementation, ces débats autour de la LD19 ont été l’équivalent d’une formation accélérée sur ce qui va et, surtout, sur ce qui ne va pas en assurance collective, estime Claude Di Stasio. Ces débats ont fait ressortir la grande variété des modes de rémunération et les abus en commissions excessives.»

Et c’est pourquoi, selon elle, l’abandon de la LD19 ne signe pas la défaite de l’ACCAP. «Ce débat a été un électrochoc. Il n’est pas nécessaire que l’ACCAP fasse revivre la LD19, car il est probable que les autorités de réglementation finiront par reprendre le dossier de la rémunération en assurance collective», dit Claude Di Stasio.

Mario Dion entrevoit une autre possibilité, celle de l’autoréglementation : «Je suis persuadé que ce n’est que partie remise. Un organisme de réglementation finira par intervenir, ou il y aura de l’autoréglementation prônant la transparence complète de tous les frais de tous les intervenants, y compris les assureurs et les administrateurs.»

«Le débat sur la LD19 a trop fait ressortir le caractère nébuleux des frais et de la rémunération, ajoute-t-il. Qui touche quoi et comment ? En dernière analyse, la question de la rémunération concerne les consommateurs, puisque les coûts de l’assurance collective sont partiellement payés par les particuliers.»

Comme ancien vice-président exécutif d’AXA Canada, Robert Landry s’est occupé de près du secteur de l’assurance collective pendant quelques années. «Je crois qu’à titre d’association d’assureurs, l’ACCAP était en conflit d’intérêts. Cette organisation a voulu imposer une réglementation qui touchait les distributeurs indépendants, mais qui excluait les employés des compagnies d’assurance. Le régulateur le lui aurait-il dit ? Ou se serait-elle arrêtée d’elle-même ?» s’interroge-t-il.

En revanche, ce consultant ne croit pas que le régulateur prendra la relève de l’ACCAP. «Il revient au régulateur de se préoccuper davantage de ce qui concerne les consommateurs. Il ne lui revient pas d’intervenir en assurance collective, puisque les entreprises qui en achètent sont, pour ainsi dire, sur un pied d’égalité avec leurs fournisseurs», explique Robert Landry.

Que le régulateur en vienne ou non à se saisir du dossier de la rémunération en assurance collective, il sera difficile d’ignorer ce qui s’est passé. «Il y a eu énormément de discussions, dit Cathy Perron. Cela pourrait amener l’industrie à se remettre en question et à changer certaines pratiques. J’ose croire que l’industrie fera un bon bout de chemin.»

L’ACCAP a décliné notre proposition d’entrevue.

Le pouls des conseillers

Peu avant le changement de cap de l’ACCAP, Finance et Investissement avait pris le pouls de conseillers en sécurité financière dans le cadre du sondage réalisé pour le Baromètre 2019 de l’assurance.

Nombre de conseillers de tous âges se sont alors exprimés sur la Ligne directrice LD19. Les réactions se partagent en deux camps. Le premier camp craint les effets de la divulgation sur la relation client ainsi qu’une baisse des commissions. Le second applaudit l’intention de transparence.

Voici un échantillon des points de vue exprimés.

Contre

– «Ça va être gênant. Il y a de grosses primes en assurance. Quand les clients vont voir ça… cette gêne peut changer la relation.»

– «L’impact va être majeur. Les clients vont poser des questions sur la transparence des conseillers. Ce ne sera pas très bon pour l’industrie de l’assurance.»

– «On va nous éliminer graduellement comme représentants. En comptabilisant toutes ces données sur Internet, on crée le robot-conseiller.»

Pour

– «Ce changement est positif. Il y aura dorénavant plus de transparence. Je divulgue moi-même depuis 10 ans.»

– «Les gens vont demander plus d’informations. Ça va donner de l’importance à notre rôle de conseiller.»

– «Les bons conseillers vont rester et les mauvais vont être éliminés. Enfin !»