Le même raisonnement s’applique en ce qui concerne l’ampleur de l’intervention actuelle des autorités monétaires américaines. Ou encore au niveau de la dette des États-Unis. En pourcentage des revenus, le niveau de cette dette équivaut désormais à celui observé à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. «C’est du jamais vu», répète l’ex-président de la Caisse.
Si de tels enjeux ont existé lors des décennies précédentes, «jamais ils n’ont eu un impact cumulatif aussi grave que ceux dont on discute aujourd’hui», soutient Richard Guay. Traditionnellement, certains gestionnaires de portefeuille dénichaient des entreprises qui performaient en dépit de facteurs macroéconomiques défavorables. Cette époque est révolue, estime-t-il.
Dans un univers post-2008, la macroéconomie conditionne plus que jamais les décisions d’investissement. C’est que les investisseurs ont diversifié leurs stratégies de placements. Ils ont réalisé ceux-ci sur une base régionale, puis entre types d’instruments financiers. Et ainsi de suite.
Ce phénomène a augmenté la corrélation entre les catégories d’actif, causant au passage des maux de tête aux portefeuillistes qui cherchent à pallier les baisses synchronisées de marchés. La corrélation croissante oblige désormais un diagnostic impeccable sur le plan macroéconomique, et ce, en toutes circonstances.
Par exemple, avant la crise financière de 2008, un portefeuilliste comme Guy Caplan, qui gère exclusivement des titres de revenu fixe à haut rendement, se préoccupait peu du marché des actions. «Ces deux marchés sont désormais corrélés sur une base quotidienne, dit-il. Quand vous construisez un portefeuille, vous devez tenir compte du phénomène.»
Le défi de la dette
Le niveau d’endettement galopant observé dans le monde figure au premier rang des inquiétudes macroéconomiques. «Les États-Unis empruntent l’équivalent de 10 % de la taille de leur économie chaque année», observe Christine Hughes, gestionnaire de portefeuille chez Placements NEI.
À cela s’ajoutent les déboires de la dette souveraine européenne… et ceux des ménages. Ce cocktail de dettes consacre «la pression déflationniste comme force primaire dans le marché. Actuellement, les gens comme les États tentent de vendre leurs actifs pour payer ces dettes», explique Christine Hughes. Ce n’est pas sans conséquence pour le portefeuilliste averti. «Nous devons être en mesure de faire des mouvements d’anticipation qui exploitent des espaces où se trouvent les occasions, et pour cela, une analyse du marché obligataire, donc macroéconomique, est la clé», dit-elle.
Par exemple, un pays qui passe la barre des 90 % sur le plan du ratio dette/PIB entre dans une zone d’insolvabilité. Le marché obligataire le sanctionnera en forçant une hausse des taux d’intérêt pour contenir les dépenses. Or, «lorsque le marché obligataire est sous pression, le marché boursier ne monte pas», déclare Christine Hugues. Ainsi, pour cette portefeuilliste, concentrer en ce moment son attention sur les résultats des entreprises revient à analyser le mauvais enjeu en matière d’investissement.
Chine et pétrole
La Chine fait de plus en plus partie de l’équation macroéconomique mondiale. Par exemple, une transition politique est en cours. Les présidents chinois sont limités à deux mandats de cinq ans seulement. Une redistribution du pouvoir s’effectue au sein du Politburo avec l’arrivée d’un nouveau leader.
Cela génère de «l’incertitude concernant le modèle de croissance future de la Chine et ses effets sur le reste de l’Asie», relève un récent rapport de prévisions économiques de Gestion globale d’actifs CIBC. Les gestionnaires doivent surveiller de près ces développements, car des secteurs économiques entiers dépendent désormais de la direction que prend l’économie chinoise.
Au Canada, la question du pétrole domine. «Une baisse imprévue du prix du pétrole représente la pire menace pour l’expansion économique canadienne», peut-on lire dans le rapport de CIBC. De plus, la «forte sensibilité du dollar canadien aux fluctuations du prix du pétrole» lui confère pratiquement un statut de pétrodevise.
Un gestionnaire de portefeuille canadien doit nécessairement tenir compte de cette réalité.
Ascendant ou descendant ?
Dans un monde post-2008, il est toujours possible de dénicher le titre le plus prometteur qui soit sur papier. Cependant, si par exemple la crise européenne devait plomber l’ensemble des marchés boursiers du monde, le titre en question pourrait au final ne pas constituer un bon investissement.
L’analyse macroéconomique conditionne désormais l’analyse spécifique. L’inverse est moins vrai. Dans ce contexte, l’étoile du gestionnaire stock picker – ou du tenant de l’approche ascendante – a pâli.
Cette approche, que préconisent des portefeuillistes qui sondent les résultats d’entreprises à la recherche de titres prometteurs, perd son sens dans un monde post-2008. C’est plutôt le gestionnaire habile dans l’évaluation de l’environnement macroéconomique qui bénéficie d’un avantage.
Par conséquent, l’école de l’approche descendante a désormais la côte. Celle-ci consiste à évaluer d’abord les enjeux macroéconomiques, puis les enjeux liés à un titre individuel. La répartition d’actif est le filtre principal en analyse descendante. Le choix des catégories d’actif dans lesquelles le capital sera réparti est primordial dans cette approche.
«Traditionnellement, 95 % des gestionnaires de portefeuille passaient leur temps à décortiquer les résultats financiers des entreprises», dit Christine Hughes. Un portefeuilliste qui se focalise sur cette tâche risque de ne pas protéger le capital des investisseurs dans une telle conjoncture.
En effet, l’absence de diagnostic macroéconomique pourrait l’entraîner vers les mauvais secteurs, et ainsi anéantir la performance de son choix de titres, pense-t-elle. «Notre travail consiste à déterminer d’abord si c’est une bonne idée ou pas d’investir dans le marché boursier» par opposition à d’autres marchés, explique Christine Hughes.
De cette manière, le gestionnaire approche l’analyse des enjeux par le haut (c’est-à-dire la macroéconomie) et «descend» ensuite vers l’analyse d’un titre individuel, jusqu’à la sélection finale.
Rotation de secteurs
Dans le cadre d’un portefeuille d’actions, l’approche descendante correspond généralement à une gestion par rotation de secteurs. Dans ce cas, un gestionnaire favorisera par exemple les titres cycliques ou non cycliques, en fonction de son diagnostic macroéconomique.
En Bourse, «c’est inutile de procéder à des analyses fines quand les enjeux macroéconomiques sont si lourds de conséquences qu’ils permettent de reconnaître les secteurs, les régions ou les pays à éviter», dit Richard Guay. La popularité croissante du créneau des placements alternatifs dans les infrastructures ou dans l’immobilier est un signe de cette réalité nouvelle.
Cependant, la gestion par rotation de secteurs n’est pas une panacée. Les gestionnaires qui ont réussi à générer des rendements intéressants grâce à ce style de gestion sont rares.
«Pourtant, les statistiques dénotent des écarts de rendements énormes lorsqu’un gestionnaire choisit les bons secteurs au cours d’une année», affirme Richard Guay. Par exemple, il y a une quinzaine d’années, c’est une gestion dynamique par rotation de secteurs qui a propulsé l’ex-gestionnaire d’Altamira, Frank Mersch, au rang de mégastar de l’investissement. Il avait réalisé des rendements spectaculaires de 1987 à 1998, en surpassant huit fois d’affilée l’indice de la Bourse de Toronto.
Cependant, certains adeptes de l’approche ascendante n’ont pas encore jeté l’éponge. Chez Arrow Capital Management, on estime qu’essayer d’anticiper le marché n’est pas nécessairement une bonne idée. «Il faut simplement tenter de réduire le risque face aux enjeux macroéconomiques», explique le portefeuilliste Guy Caplan.
«Nous procédons à des analyses ascendantes profondes. Ensuite, si le tableau macroéconomique ne plaît pas, nous ajusterons le portefeuille», conclut-il.