
De passage à Montréal (« sa petite enclave européenne » qu’elle connaît fort bien), Isabelle Mateos y Lago, nouvelle cheffe économiste du groupe BNP Paribas, s’est entretenue avec Finance et Investissement sur divers sujets, dont le basculement économique mondial provoqué par le retour de Donald Trump, la fragmentation des échanges commerciaux et l’éveil géopolitique et économique de l’Europe et d’autres régions du globe.
« On est dans une phase de réalignement historique », déclare-t-elle d’emblée. À mi-chemin de l’année 2025, la nouvelle cheffe économiste du groupe BNP Paribas depuis septembre dernier, constate un basculement profond de l’ordre économique mondial.
Alors que les investisseurs anticipaient que le retour de Donald Trump et la mise en application d’un programme America First ouvriraient une nouvelle phase d’exceptionnalisme américain, paradoxalement la réalité a vite déjoué les pronostics, selon Mateos y Lago. « Le dollar s’est affaibli face à la plupart des devises majeures (de 8 % par rapport à l’Euro), les indices boursiers américains sous-performent les indices mondiaux, et les perspectives de croissance des États-Unis ont été revues à la baisse par le FMI et l’OCDE. »
Les réactions aux initiatives de l’administration Trump ont même contribué à renforcer certaines économies. Elle cite en exemple l’Europe qui, sous l’impulsion de l’Allemagne, accélère ses investissements dans les infrastructures, la défense, l’innovation technologique et relance des réformes structurelles. Ces mesures marquent un tournant historique selon l’économiste. « L’Europe se renforce à une échelle qu’on n’avait pas vue depuis les années 1990, avec la réunification allemande et la création de l’euro. »
Ce train de mesures pour compenser la perte des débouchées sur le marché étasunien ne passe pas inaperçu. « Les investisseurs internationaux sont secoués dans leur confiance envers l’exceptionnalisme américain », observe-t-elle. En Asie du Sud-Est, les pays renforcent leurs alliances régionales et cherchent de nouvelles solutions commerciales. L’Inde est courtisée et la Chine, longtemps centrée sur les exportations, accélère sa transition vers une croissance fondée sur la demande intérieure. « Ce n’est pas un retour en arrière, mais une mondialisation redessinée, dopée par le retrait relatif des États-Unis. »
Concernant la guerre tarifaire qui sévit depuis le « Liberation Day » claironné par l’administration américaine, l’économiste estime qu’il ne faut pas surestimer les récentes décisions judiciaires au sujet des droits de douane. « Même si les tribunaux invalident les bases actuelles, l’administration pourra en invoquer d’autres. » Le scénario de dénouement qu’elle anticipe : une stabilisation autour de 12 %, avec une distribution un peu différente d’un pays ou d’un secteur à l’autre, soit un niveau bien supérieur aux 2,5 % d’avant crise. « Ces droits de douane sont un impôt sur les consommateurs et les importateurs américains. Ils freinent la croissance, déplacent les ressources vers des secteurs moins productifs et engendrent des distorsions inefficaces. » L’un des principaux motifs de la mise en place de ces tarifs est de générer des revenus pour financer des baisses d’impôts. « C’est comme prendre dans la poche de Jean pour prêter à Paul, tout ça n’augure rien de bon pour l’économie américaine. »
Garder le cap dans la tempête
Pour les conseillers en services financiers, l’heure est selon elle à la pédagogie, spécialement pour le très court terme et le court terme. « Il y a énormément d’incertitude et de volatilité, aggravées par le fait que depuis avril dernier, le dollar et les obligations du Trésor américain (US Treasuries) ne jouent par leur rôle d’amortisseur dans les portefeuilles avec couverture. » Mais, suggère-t-elle, sur un horizon d’un an et plus le paysage devient plus clair, « dans le contexte d’un scénario d’exceptionnalisme réduit de l’économie américaine, de la remontée en poupe de l’économie européenne et des autres économies qui arrivent à rester intégrées dans l’économie mondiale avec des mesures structurelles qui renforcent leur attractivité. »
Insistant sur son rôle d’économiste (et non d’experte en investissement), elle est d’avis qu’il est néanmoins sage de maintenir une certaine exposition à l’économie américaine, quitte à mieux la répartir. « Ce serait absurde de l’éliminer, mais il faut chercher d’autres moteurs de croissance. » Elle mentionne l’Europe, mais aussi l’Inde perçue comme une alternative crédible à la Chine, et les pays du Golfe qui investissent dans la transition énergétique et les technologies émergentes. « Les grands investisseurs sont encore trop concentrés sur l’Amérique. Il faut commencer à rediversifier. »
En termes de secteurs d’activité, elle juge les services et la technologie moins vulnérables à la guerre commerciale. « Les entreprises actives dans les infrastructures et la défense bénéficieront aussi des plans de dépenses publiques, notamment en Europe. »
Elle rappelle que la patience est de mise malgré la volatilité et que les investisseurs individuels ne doivent pas s’alarmer. « Sur le long terme, il vaut mieux être dans le marché qu’en dehors. » Elle fait remarquer que, dans les circonstances, l’économie mondiale a fait preuve de beaucoup de résilience. Elle observe aussi que les investisseurs institutionnels demeurent calmes, malgré les secousses. « Ils augmentent leurs couvertures contre le risque, mais déplacent peu de capital. Ils restent investis, et ils sont patients. »
Sur le plan des politiques monétaires, elle note une divergence entre la Réserve fédérale américaine (FED) et les autres banques centrales. Tandis que la BCE a abaissé ses taux à huit reprises, la Fed reste sur pause. « Elle est dans une position inconfortable : victime d’un choc inflationniste à venir (dans les prochains mois, voire trimestres), mais aussi sous pression politique constante. » Elle évoque même une perte de crédibilité de la Fed, contrainte de montrer son indépendance avant de pouvoir bouger. « Elle est obligée d’attendre qu’il y ait une détérioration visible des indicateurs, notamment du taux de chômage, avant de pouvoir commencer à abaisser les taux. »
L’économiste a par ailleurs souligné la montée de l’endettement public dans les grandes économies, notamment au pays de l’Oncle Sam. Selon elle, les rendements des obligations américaines à long terme subissent une forte pression en raison de l’augmentation marquée des émissions de dette. « Cette dynamique pourrait engendrer une volatilité accrue à court terme, surtout dans le contexte incertain des négociations budgétaires et de la question de la nomination du futur président de la Fed. »