Parmi les défis les plus urgents de la finance durable, un s’impose de plus en plus : la qualité, la clarté et la comparabilité de l’information divulguée. C’est ce qu’a souligné Fate Saghir, vice-présidente principale, cheffe de la durabilité, du marketing et de l’expérience client chez Placements Mackenzie, lors d’un entretien tenu en marge du Sommet de la finance durable à Montréal.
« On a longtemps mis l’accent sur la mobilisation des capitaux, sur les beaux discours et les engagements ambitieux, mais aujourd’hui, ce qui manque cruellement, c’est un langage commun et des données comparables », indique-t-elle.
« Comment peut-on prétendre aligner les portefeuilles sur des objectifs climatiques si on ne peut même pas comparer deux grandes institutions financières sur leurs pratiques ESG ? », questionne-t-elle.
L’incohérence des rapports ESG : un frein à la décision
La finance durable repose en grande partie sur l’information extra-financière que les entreprises publient dans leurs rapports. Problème : cette information est souvent hétérogène, partielle, voire volontairement vague.
« Chaque entreprise choisit ses indicateurs, son format, sa portée. Finalement, même les analystes expérimentés peinent à départager les vrais leaders des champions du greenwashing », signale Fate Saghir.
La conséquence ? Une méfiance persistante du public et une inertie des flux de capitaux. Malgré un intérêt croissant des Canadiens pour la transition énergétique, celle-ci demeure mal comprise. Les données les plus récentes révèlent un écart persistant entre la sensibilisation du public et sa capacité à agir.
Selon la sixième étude annuelle sur le Jour de la Terre de Placements Mackenzie, 54 % des Canadiens se disent familiers avec le concept de transition énergétique et 11 % affirment bien le comprendre. Les jeunes générations (Z et millénariaux) le connaissent mieux que leurs aînés.
Cependant, cette prise de conscience tarde à se traduire dans les décisions d’investissement : seulement 6 % des répondants savent comment investir concrètement dans ce domaine.
Par ailleurs, deux Canadiens sur cinq estiment qu’il faut davantage de lignes directrices et de normes pour structurer ce type d’investissement, révélant un manque de clarté sur le marché.
« On voit un intérêt croissant pour le sujet, probablement alimenté par la science climatique et les événements météorologiques extrêmes. Mais les gens ne savent pas où diriger leur argent », insiste la dirigeante. Il y a donc une déconnexion entre l’intérêt réel des investisseurs et l’information qui est mise à leur disposition.
Des normes en voie d’unification
Le contexte évolue. Le travail de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), en français Conseil international des normes de durabilité, dont le bureau est basé à Montréal, marque une avancée majeure, selon Fate Saghir.
Au niveau national, le Canada a également mis en place un Conseil canadien des normes de durabilité (Canadian Sustainability Standards Board – CSSB), qui vient tout juste de nommer une nouvelle présidence, Wendy Berman. Le conseil a publié deux cadres de divulgation : l’un portant sur les enjeux de durabilité matériels, l’autre spécifiquement sur le climat.
« Ces cadres vont permettre aux entreprises de structurer leur divulgation, et aux investisseurs — professionnels comme particuliers — de prendre des décisions éclairées, basées sur des données fiables et comparables », explique Fate Saghir.
Elle insiste sur le fait que ces normes ne sont pas seulement cruciales pour les investisseurs, mais aussi pour les consommateurs. Par exemple, au Royaume— Uni, un comité sur le changement climatique supervise les plans de transition à travers des périodes quinquennales. On y estime que 60 % des efforts nécessaires pour atteindre les cibles net zéro devront venir des changements de comportement des consommateurs.
« Ces normes sont essentielles pour les consommateurs. Si on veut qu’ils changent leurs comportements, choisir un fournisseur responsable, investir autrement, repenser leur consommation, il faut leur donner une information intelligible et vérifiable. »
Une culture de la divulgation à repenser
Au-delà des normes, c’est la culture même de la divulgation qui doit évoluer, selon Fate Saghir. « Il faut élever la divulgation des enjeux de durabilité au même rang que celle des résultats financiers. Pas seulement en quantité, mais en rigueur. Quand un sujet est matériel, il doit être traité comme tel, avec des indicateurs clairs et une méthodologie solide. »
Cette exigence doit s’appliquer à toutes les entreprises, grandes ou petites, publiques ou privées. « C’est un effort collectif. Le climat, la biodiversité, les droits de la personne sont des enjeux systémiques. Si l’on veut que la finance joue son rôle de levier, il faut des fondations robustes — et ça commence par la qualité du reporting. »
Elle rappelle que la ministre Chrystia Freeland, lors de la conférence sur les principes de l’investissement responsable des Nations Unies qui se tenait en octobre dernier à Toronto, a annoncé que le Canada s’engageait à développer une taxonomie verte et de transition.
Ce cadre vise à définir clairement les activités économiques qui peuvent être considérées comme durables ou de transition, en prenant en compte les réalités locales : les voix autochtones, les travailleurs du secteur des énergies traditionnelles et l’économie nationale. Le but est d’éviter l’importation de cadres étrangers peu adaptés et de renforcer la transparence pour les investisseurs.
Fate Saghir espère que les prochaines étapes réglementaires sauront éviter l’écueil d’un cadre rigide et inadapté aux réalités canadiennes. « Ce cadre n’est pas une attaque contre une industrie en particulier. C’est une feuille de route pour renforcer la transparence et guider les investisseurs, mais aussi les citoyens », explique Fate Saghir.
L’ampleur de l’investissement requis
Pour atteindre les cibles mondiales de transition énergétique, l’Agence internationale de l’énergie estime qu’il faudra mobiliser 4 500 milliards de dollars (G$) US par an. À l’heure actuelle, les flux mondiaux investis dans ce domaine atteignent environ 2 000 G$, laissant un déficit de 2 500 G$, indique Fate Saghir.
Au Canada, une évaluation du ministère fédéral des Finances en 2022 chiffrait les besoins entre 125 G$ et 140 G$ pour verdir l’économie. Pourtant, les investissements réels ne dépasseraient pas 25 G$ à ce jour, signale la dirigeante.
Fate Saghir évoque des propos récents du premier ministre du Canada, Mark Carney, indiquant qu’il souhaite faire du pays une « superpuissance énergétique », ce qui pourrait accélérer les investissements dans ce secteur.