Une main noire et une main blanche cote à cote levant le poing dans un coeur.
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Les semaines qui ont suivi l’assassinat de George Floyd par des policiers de Minneapolis, Darryl Brown ne se sentait pas confortable de parler de racisme systémique.

Bien que plusieurs s’attendaient à ce qu’il s’exprime à titre de conseiller noir dans une industrie majoritairement blanche, le planificateur financier de Toronto se sentait davantage mal à l’aise.

« Cela s’explique peut-être par le fait qu’au départ, une des choses que j’ai dû faire pour survivre dans l’industrie, c’est de tenter en quelque sorte de me convaincre que je ne suis pas noir, dit-il. Même si ça peut sembler complètement fou. »

Darryl Brown, le PDG et fondateur de You & Yours Financial, évoque des rencontres avec des groupes de clients en début de sa carrière. Il s’agissait toujours d’hommes blancs d’âge moyen. Il était alors particulièrement conscient d’être différent.

« C’est un sentiment – celui d’être différent – que j’ai toujours activement et inconsciemment cherché à étouffer, affirme-t-il. Une partie de moi, pour survivre, a toujours désiré se fondre dans la masse. »

Mais Darryl Brown affirme pourtant qu’il faut s’attaquer au racisme systémique dans l’industrie financière, même si « c’est gênant pour tout le monde ».

« L’industrie n’a pas toujours reconnu le fait qu’il s’agissait d’une problématique systémique, souligne-t-il. En fait, les gens se sont sentis offensés d’en parler. »

Depuis le meurtre de George Floyd en mai et les manifestations mondiales contre le racisme qui ont suivi, un certain nombre de grandes institutions financières ont toutefois reconnu l’existence de racisme systémique et annoncé des plans visant à accroître la diversité.

Les conseillers noirs, les gestionnaires de portefeuille et les cadres conviennent qu’il y a beaucoup de travail à faire.

Gregory Chrispin, un vétéran de 35 ans de l’industrie qui a occupé des postes de direction chez Desjardins et State Street Global Advisors, à Montréal, dit avoir subi des discriminations dans sa carrière, parfois de type silencieux. Il se rappelle avoir senti les regards peser sur lui lorsqu’il assistait à de grandes conférences de l’industrie.

Ces regards demandaient : « Pourquoi est-il ici ? D’où vient-il ? » Ils semblaient dire : « Quelqu’un a dû avoir besoin de satisfaire une statistique [sur la diversité] et c’est pour cela qu’il est ici » », confie Gregory Chrispin.

Lisa Hayles, gestionnaire de fonds chez Trillium Asset Management, à Boston, a grandi à Toronto où elle a amorcé sa carrière. Elle a déménagé à Londres au début des années 2000 avant d’atterrir à Boston, une ville qu’elle décrit comme plus paroissiale et où l’industrie financière est davantage « blanche ».

Une importante publication économique a récemment publié un entretien avec le PDG de Trillium Asset Management évoquant le manque de diversité parmi les investisseurs engagés dans le domaine des investissements responsables, comme ceux tenant compte de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). L’article évoquait toutefois la récente embauche de Lisa Hayles, incluant sa photo, bien qu’elle n’ait pas été interviewée.

Lisa Hayles, qui est une spécialiste de ce secteur d’investissement, estime que le traitement pouvait donner l’impression qu’elle était recrutée davantage pour satisfaire la diversité, puisque l’article n’évoquait pas son expertise et ses presque 20 ans d’expérience en investissement durable.

Les personnes qui ne me connaissent pas pourraient lire ça et se dire : « Elle a eu le poste parce qu’elle est noire. C’est exaspérant », estime-t-elle.

Elle a finalement publié un post sur LinkedIn au sujet de l’article et a eu l’occasion de parler au journaliste. Elle soutient que sa première réaction a cependant été révélatrice.

« Dès la lecture de l’article, j’ai compris qu’il y avait un problème, mais mon réflexe a été de refouler cette première impression et me disant qu’il ne fallait pas en faire tout un plat », explique-t-elle.

« Je trouve cela révélateur parce que c’est représentatif de l’expérience de personnes de couleur dans l’industrie de la gestion de portefeuille, et probablement dans tout un tas de secteurs. On constate une situation, on évalue sa gravité, et de quelle manière on désire la gérer, puis l’énergie qu’on est disposé à y investir. »

Gregory Chrispin signale avoir dû faire face à ce qu’il appelle des stéréotypes et des préjugés inconscients. Lorsqu’une personne lui a demandé un jour de parler de son passé et de sa famille, il a évoqué ses trois frères.

« Et aucun n’est en prison ? » a répondu la personne, avant de tapoter son épaule et de dire qu’il plaisantait.

Gregory Chrispin attribue de telles remarques à l’ignorance plus qu’à la malveillance. « Mais combien de personnes ont de tels préjugés ? »

Lorsque Darryl Brown a commencé sa carrière il y a plus de dix ans, ce qu’il voulait c’est aider les gens à gérer leur argent et éviter une insécurité financière comme celle qu’il avait connue en grandissant. Mais à l’époque, le salaire de départ des conseillers était souvent inférieur à 30 000 dollars, et à compter de la deuxième année, toute la rémunération était basée sur un système de commissions, dit-il.

Je me souviens avoir pensé à l’époque : « Est-ce que je vais aller voir les amis de mon père qui viennent jouer aux dominos le dimanche soir ? Est-ce que je dois solliciter une liste d’appels de l’association caribéenne canadienne de Guelph dont ma mère fait partie ? »

Ce dont il avait besoin, dit-il, c’était d’être au club de golf ou d’avoir accès à des prospects fortunés.

« Le travail consiste à solliciter des fonds à partir des réserves de richesse existantes, dit-il. En raison de ce que vous êtes, vous avez parfois un désavantage important pour y avoir accès. »

Darryl Brown dit que cela lui a semblé être « une bataille ridicule » et qu’il a fini par accepter un poste de chercheur, même si ses points forts étaient le travail de contact avec les clients et le conseil en investissement. « C’était extrêmement décevant pour moi. »

Il a fini par se donner une nouvelle chance et a fondé You & Yours Financial en 2017.

Selon Lisa Hayles, la primauté blanche et le racisme institutionnel sont des phénomènes mondiaux qui ont conduit à la sous-représentation des minorités dans le monde « très blanc et très masculin » de la gestion de portefeuille.

« Si nous voulons vraiment aborder la question des obstacles à la diversité et à l’intégration de la main-d’œuvre dans une optique globale, il est nécessaire de comprendre les raisons historiques qui ont conduit à la création du type de main-d’œuvre que nous avons aujourd’hui », soutient-elle.

« Le meurtre de George Floyd a provoqué un grand questionnement et a levé un voile sur la nature vraiment insoluble de la façon dont le racisme se manifeste », ajoute-t-elle.