Administrées par des courtiers francophones du Québec, ces obligations ont permis de financer la construction par des communautés religieuses d’un vaste réseau d’écoles et d’hôpitaux.

Selon Michel Trudeau, secrétaire du conseil d’administration de l’IREC et chargé de projet, l’étude permet de formuler deux grandes conclusions.

D’abord, «dans la pratique du courtage financier, les Canadiens français se sont montrés aussi rationnels et astucieux que leurs contemporains anglophones. Ils n’ont été ni craintifs ni affligés par une quelconque forme de conservatisme chronique».

Puis, Michel Trudeau mentionne que «nos courtiers ont occupé avec panache l’espace que leurs moyens financiers et leur pouvoir politique leur ont permis d’occuper. Ils ont su notamment capter et canaliser l’épargne des Québécois pour construire les infrastructures sociales et économiques du Québec contemporain».

Pour Marc Vallières, l’histoire du courtage financier au Québec se divise en trois périodes.

1870-1915 : mainmise du marché londonien

Les premières transactions sur actions à Montréal remontent à 1832. «Toutefois, il y a peu d’actions et d’obligations en circulation avant les années 1870, parce que les entreprises s’incorporent peu», estime Marc Vallières.

Les rares émissions de valeurs mobilières concernent principalement les entreprises ferroviaires et maritimes, les banques et quelques petites compagnies d’assurance qui font leur apparition au 19e siècle. Sauf exception, ces émissions sont placées sur le marché londonien en raison du contexte colonial britannique.

L’implantation progressive d’un marché pour les valeurs mobilières suscite l’émergence des premiers courtiers dans les années 1870. Ce marché s’organise légalement avec la fondation de la Bourse de Montréal (1874) et de la Bourse de Toronto (1878).

À Montréal, une soixantaine de titres sont inscrits en Bourse dès la première année d’opération.

«Les maisons de courtage sont relativement rares avant les années 1900, mentionne Marc Vallières. À Montréal et à Québec, elles sont moins de 10 et sont anglophones, exception faite de la firme L. J. Forget et Cie, fondée en 1876.»

Le peu de valeurs mobilières à négocier sur le marché canadien mène d’abord les courtiers qui s’y installent à pratiquer diverses activités, dont du change et du courtage maritime.

Les courtiers maritimes agissent à titre d’intermédiaires entre les armateurs et les affréteurs qui utilisent des navires pour le transport de marchandises ou entre des acheteurs et des vendeurs de bateaux.

À partir de 1900, on assiste à la création d’un plus grand nombre d’entreprises qui se financent au moyen d’émissions d’actions et à l’arrivée de nouveaux emprunteurs, notamment les municipalités. Celles-ci doivent alors financer leurs infrastructures, telles que des systèmes d’approvisionnement en eau et d’éclairage électrique, relate Marc Vallières.

Les nouvelles firmes de courtage se multiplient, ce qui est aussi le cas des firmes francophones, par exemple L. G. Beaubien & Cie en 1902. De même, on assiste graduellement à l’émergence d’une bourgeoisie canadienne-française.

«À compter de 1910, les maisons de courtage francophones existantes deviennent plus importantes et de plus petites firmes émergent, principalement grâce aux emprunts religieux et institutionnels et à ceux effectués par les gouvernements locaux», précise Marc Vallières.

Signe de cette croissance, le prix du siège à la Bourse de Montréal passe de 800 $ en 1874 à 12 500 $ en 1901. En 1913, un siège peut valoir jusqu’à 30 000 $, peut-on lire sur le site de l’IREC.

En 1914, environ 50 firmes de courtage sont établies à Montréal.

1915-1960 : émergence des marchés américains et canadiens

L’année 1914 constitue un moment décisif, selon Marc Vallières, en raison de l’imposition d’un moratoire forçant la fermeture du marché britannique à la suite de l’éclatement de la Première Guerre mondiale.

«Les gouvernements et les entreprises canadiennes doivent alors se tourner vers d’autres sources de capitaux. Le marché américain devient donc nettement plus important pour les grandes opérations de financement, ce qui est aussi le cas pour le marché canadien», explique Marc Vallières.

Selon lui, les emprunts de la Victoire, contractés par le gouvernement canadien à partir de 1915, profitent à de nombreuses maisons de courtage qui participent à ces opérations de financement.

«L’empressement des Canadiens à prêter de l’argent à leur propre gouvernement en achetant des obligations de guerre dépassa toutes les attentes. Aucune émission d’obligations de l’histoire du Canada n’avait permis d’obtenir plus de 5 M$, mais la première campagne des obligations de la Victoire d’Ottawa permet d’obtenir 100 M$», lit-on dans Le Canada et la Première Guerre mondiale, publié par le Musée canadien de la Guerre.

Le total des achats d’obligations au pays pendant la guerre dépassa 2 G$, selon ce même document. En dollars de 2014, cela représente 26,5 G$, d’après la Banque du Canada.

La création de nombreuses maisons de courtage francophones marque la période comprise entre les années 1920 et 1930.

«À partir des années 1920, les communautés religieuses et les paroisses construisent des églises et doivent emprunter pour les financer. De même, les institutions religieuses d’enseignement et de soins de santé travaillent à l’expansion de leurs infrastructures et financent la construction de leurs édifices par l’émission d’obligations. Il y a donc là tout un marché qui est capté par les maisons de courtage francophones», illustre Marc Vallières.

Le développement industriel et une spéculation croissante suscitent un foisonnement d’initiatives. La création en 1926 du Montreal Curb Market, un marché consacré aux titres spéculatifs de sociétés en émergence, en est un exemple.

«Tout le monde devient conscient de l’importance des marchés financiers, et même le commun des mortels peut passer par des courtiers pour jouer à la Bourse comme on commence à le faire à l’époque, ce qui conduit à la crise financière de 1929-1930», mentionne Marc Vallières.

Bien que le krach de 1929 se traduise par une réduction importante du nombre de maisons de courtage, Marc Vallières considère que la crise n’a pas entraîné pour elles autant d’effets négatifs qu’il y paraît.

En 1929, on évalue à 250 le nombre de firmes de courtage en activité à Montréal.

«Cette crise a beaucoup réduit les activités des courtiers et plusieurs maisons de courtage qui n’avaient pas les reins solides ont été emportées. Mais en période de dépression, on cherche à vendre, et nous constatons qu’il y a quand même un bon nombre de transactions et d’émissions d’obligations qui sont effectuées», dit-il.

Différentes réformes des pratiques boursières marquent cette période, puisqu’on attribue une partie des problèmes du krach boursier à des pratiques de courtage suspectes, avance Marc Vallières.

Aux États-Unis, le Banking Act, également appelé le Glass-Steagall Act, est voté en 1933 dans le but d’assainir les pratiques bancaires par l’établissement d’un cadre légal plus strict. L’année suivante, la Securities and Exchange Commission (SEC) est créée.

La reprise est assez lente pendant la Grande Dépression, et l’économie canadienne tourne au ralenti jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.

1960-1987 : grands chantiers publics

À partir des années 1960, le monde financier se complexifie, particulièrement en raison de l’accentuation du rôle de l’État dans la réglementation des activités économiques et du secteur financier.

«Malgré les crises financières, les maisons de courtage connaissent une certaine prospérité, nourrie en partie par une expansion considérable des besoins financiers des gouvernements», estime Marc Vallières.

À cette époque, le gouvernement du Québec récupère ou organise le financement des institutions de soins de santé et d’éducation. Les programmes de construction des universités et des cégeps sont des exemples d’activités rémunératrices pour les maisons de courtage.

La loi fédérale de 1987 autorisant le décloisonnement des institutions financières marque une transition importante dans le monde du courtage financier, constate Marc Vallières.

À partir de ce moment et au cours des quelques années qui suivent, les banques, autorisées à diversifier leurs services financiers à la fois dans le courtage et l’assurance, acquièrent les maisons de courtage qui deviennent alors des filiales et des divisions.

L’histoire accessible

L’IREC a mis en ligne en novembre dernier le site courtage.irec.net, consacré à l’histoire du courtage financier au Québec. «Ce site nous permet de jeter un éclairage inédit sur l’histoire économique du Québec», a affirmé Robert Laplante, directeur général de l’IREC, lors du lancement du site.

Le site présente trois axes, soit le syndicat financier, les maisons de courtage et enfin, les personnes qui agissent à titre de «courtiers». Il est nourri par un travail de recherche qui porte sur la consultation d’archives touchant plus de 400 maisons de courtages francophones au Québec.

Marc Vallières, dont la thèse de doctorat déposée dans les années 1980 portait sur le syndicat financier, confirme la parution d’un ouvrage sur cette question à l’automne 2015. Un second ouvrage, consacré cette fois à l’histoire du courtage financier au Québec, devrait suivre environ deux ans plus tard.