À Paris, en avril 1912, il veillait aux affaires d’une filiale de la Banque internationale du Canada qu’il avait fondée peu de temps auparavant. Débordé de travail, il dut annuler au dernier moment les passages de retour par bateau pour sa femme, lui-même et sa fille (la célèbre Thérèse Casgrain)… à bord du Titanic.

Non seulement le mouvement d’émancipation des femmes aurait-il perdu sa plus importante suffragette dans le célèbre naufrage, mais l’économie du Québec aurait perdu un de ses plus éminents financiers.

Rodolphe Forget avait été fait chevalier en 1912 par le roi George V, sous le gouvernement de Robert Borden. En effet, les réalisations du financier étaient nombreuses et se sont révélées durables.

Maître des fusions

Né à Terrebonne en 1861, Rodolphe Forget a commencé sa carrière à l’âge de 15 ans dans la firme de courtage L. J. Forget, fondée en 1876 par son oncle Louis-Joseph Forget, «le Paul Desmarais de son époque», raconte Paul-André Linteau, professeur d’histoire à l’Université du Québec à Montréal.

À l’âge de 29 ans, le jeune financier devient associé de la firme, où il se distingue par sa grande habileté. «La force de Rodolphe Forget était de réaliser des fusions et des acquisitions», rappelle son arrière-petite-fille, Lise Casgrain, consultante chez Casgrain & Companie Limitée, la firme de courtage spécialisée en obligations fondée en 1947 par Rodolphe Casgrain, petit-fils de Rodolphe Forget.

Rodolphe Forget fait ses premières armes dans le secteur de l’hydroélectricité, où il fusionne plusieurs petites sociétés à la grande entreprise de l’époque, Montreal Light, Heat & Power Company, l’ancêtre de l’actuelle Hydro-Québec. «Les Forget réussissent presque à s’assurer le monopole du marché montréalais de l’hydroélectricité», indique la note de l’ACCVM.

On retrouve aujourd’hui au Québec plusieurs sociétés marquantes issues des multiples activités de Rodolphe Forget. Par exemple, nous rappelle un autre de ses petits-fils qui se nomme lui aussi Rodolphe Forget, Canada Cement, Dominion Textile, Donohue, le Manoir Richelieu, l’Hôtel Tadoussac, le Domaine Forget, et l’Hôpital Notre-Dame sont toutes des organisations qui ont émergé, de façon directe ou indirecte, de ses interventions.

Il a notamment laissé sa marque dans Charlevoix, région qu’il a représentée à la Chambre des communes de 1904 à 1917.

Philanthrope, il a appuyé bon nombre de causes de son époque, notamment l’Hôpital Notre-Dame. Il a donné en 1904 des terrains d’une valeur de 28 000 $ et une contribution de 250 000 $ au fil des ans pour la construction de l’Hôpital, précise le Dictionnaire biographique du Canada. Cela représente une contribution d’environ 5,8 M$ en dollars d’aujourd’hui.

C’est d’ailleurs son activité philanthropique qui a entraîné sa mort.

Sa femme et lui s’étaient dévoués pendant la Première Guerre mondiale pour recueillir des couvertures de laine à l’intention des soldats au front. Au lendemain de la guerre, un soldat contaminé par la grippe espagnole lui serra la main pour le remercier. Poignée de main fatale. Rodolphe Forget en mourut quelques semaines plus tard, en février 1919.

Homme de flair

Poursuivant dans les voies ouvertes par Rodolphe Forget, Jean-Louis Lévesque, dont la fortune fut évaluée à un certain moment à 200 M$, fut un autre défricheur de l’industrie financière québécoise.

Né en avril 1911 à Nouvelle, en Gaspésie, son passage à la Banque Provinciale, où il fait ses débuts à titre de simple commis en 1934, puis chez Crédit Anglo-Français, le familiarise avec tous les rouages du courtage et l’amène à fonder en 1941 le Crédit Interprovincial, qui deviendra plus tard Lévesque Beaubien Geoffrion et, finalement, la Financière Banque Nationale (FBN).

Jusqu’en 1947, les émissions d’obligations de la Ville de Montréal étaient la chasse gardée d’institutions anglophones, rappelle Yanick Pagé, premier vice-président et gestionnaire de portefeuille à la FBN, et petit-fils de Jean-Louis Lévesque.

Coup de théâtre, Crédit Interprovincial remporte le mandat et vend l’émission avec grand succès. Le mot s’est répandu, à tel point que la société de Jean-Louis Lévesque «a joué un rôle dominant dans le financement de municipalités, d’hôpitaux et de congrégations religieuses au Québec», note Yanick Pagé.

«C’est le flair qui le guidait, de telle sorte qu’il a souvent été le seul à adopter une position – et à avoir raison», ajoute son petit-fils.

Ce fut le cas notamment avec son achat de la compagnie L’Industrielle, devenue plus tard l’Industrielle Alliance, à laquelle personne ne voulait toucher à l’époque. «Mon grand-père l’a acquise beau, bon, pas cher, et en a fait une réussite !»

Grand amateur de chevaux – il a acquis l’Hippodrome Blue Bonnets -, Jean-Louis Lévesque a été un philanthrope d’exception. La fondation qu’il a créée en 1961 «lui permet d’aider de façon extraordinaire de nombreuses maisons d’enseignement et de recherche», indique le site de l’Ordre national du Québec, dont il a été nommé officier en 1991.