petit bonhomme qui pousse un bouclier
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On a parlé dans la dernière année du grand transfert vers la valeur (rotation to value). Étonnamment, cet événement est passé inaperçu des praticiens du style valeur, mais il reste que la philosophie « valeur » a repris du galon, tant pour profiter de la reprise que pour affronter les temps volatils qui s’annoncent.

« Nous prévoyons que la croissance économique va accélérer à nouveau et produire une nouvelle phase de rotation sectorielle qui pourrait stimuler la surperformance des titres de valeur et cycliques » écrivait à la mi-septembre Lisa Shalett, chef des investissements chez Morgan Stanley Wealth Management.

Quelle rotation ?

Si elle a eu lieu cette grande « rotation », aucun des gestionnaires de portefeuille à qui nous avons parlé ne l’a vraiment vue passer. « Je ne suis pas certain qu’un tel développement a eu lieu ou est en cours », dit David Barr, chef de la direction et gestionnaire de portefeuille du Fonds d’opportunités à petites capitalisations Pender, premier de notre classement. Même son de cloche de la part de Tim McElvaine, fondateur et gestionnaire de portefeuille du McElvaine Value Fund, qui ne paraît pas à notre palmarès. « J’espère qu’ils ont raison. Ce serait certainement bien d’avoir un peu de vent en poupe pour un certain temps. »

Karan Phadke, gestionnaire du Fonds mondial de petites capitalisations Mawer, deuxième de notre palmarès, dit qu’on a parlé de « rotation » parce que la reprise a profité aux secteurs des titres cycliques et financiers où résident traditionnellement aussi les titres de valeur. « Mais ça ne nous a pas vraiment aidés. » David Barr, pour sa part, souligne plutôt la forte présence de titres de valeur dans les actions de petite et moyenne capitalisation, de telle sorte que l’activité accrue dans ce secteur « nous a avantagés », dit-il.

Il y a plusieurs saveurs de « valeur », les trois gestionnaires interviewés ici appartenant aux deux principaux courants: la valeur intrinsèque et la valeur profonde. David Barr et Karan Phadke se réclament de la première école, Tim McElvaine, de la seconde.

Attitude de l’entrepreneur

En tant que praticien de la valeur intrinsèque, Karan Phadke vise à se comporter « comme un entrepreneur qui cherche à mettre la main sur une entreprise locale. Combien serait-il prêt à payer pour acquérir un certain flux de trésorerie et une excellente équipe de gestion ? Les différents ratios, comme la valeur comptable ou les bénéfices par action ne nous intéressent pas. » David Barr ajoute: « Je crois que c’est très proche de ce que fait Warren Buffett. »

L’autre approche valeur, poursuit Karan Phadke, « est plus attentive au bilan de l’entreprise, à la valeur des biens immobiliers, à l’inventaire, et elle cherche à acquérir ces actifs à prix d’aubaine ». C’est proche de la valeur intrinsèque, reconnaît-il, mais il y a des différences marquées. Par exemple, Tim McElvaine se dit toujours « à la recherche de cauchemars et de dollars valant 0,40 $ », des titres qui sont abandonnés et malmenés par le marché et dont le prix traîne en arrière.

Tim McElvaine n’achèterait pas un titre comme Amazon, par exemple, dont le multiple cours-bénéfice cherche à quitter l’orbite terrestre. Par contre, c’est un titre que considéreraient David Barr et Karan Phadke, dans la mesure « où Amazon nous apparaîtrait comme ayant une valeur intrinsèque », dit ce dernier.

Les titres qu’achètent David Barr et Karan Phadke se retrouvent souvent dans des secteurs communs, notamment dans les technologies, mais aussi dans les produits de consommation et les services financiers spécialisés. Et toujours dans les titres de petite et moyenne capitalisation. « Le Canada, toute proportion gardée, est très attrayant à ce niveau, dit David Barr. En tenant compte des populations respectives, on trouve plus d’occasions au Canada en petite et moyenne capitalisation. »

Un secteur où ces deux gestionnaires se retrouvent souvent est celui des petites firmes de services informatiques, par exemple la canadienne Sangoma Technologies, que détient le fonds de Pender. L’entreprise ontarienne permet aux PME d’effectuer la transition vers les technologies de communication numérique, un mouvement que la pandémie a accéléré. Sangoma, qui réalisait des ventes de 27 M$ en 2017, a terminé son dernier exercice financier avec des ventes de 170 M$, souligne David Barr. « On a acheté le titre à 0,40 $ il y a cinq ans; à présent, il est autour de 4 $. C’était une très belle occasion, car les investisseurs ont tendance à éviter les petites capitalisations en technologie et préfèrent des titres très visibles comme celui de Facebook. »

Protéger à la baisse

Un impératif auquel ces trois gestionnaires souscrivent est celui de protéger d’abord et avant tout leur portefeuille contre les baisses. « Si on ne perd pas d’argent sur un titre, toutes les solutions sont bonnes », lance Tim McElvaine. Cependant, celui-ci aborde la valeur avec une lunette empruntée à l’essayiste financier Nassim Taleb: il ne cherche pas tant à éviter les entreprises risquées que les entreprises fragiles. Non seulement veut-il des entreprises qui ne ploieront pas dans la tempête, mais plus encore, « des entreprises qui vont se renforcer dans la tempête », fait-il ressortir.

Évidemment, rien ne garantit cette protection à la baisse. Par exemple, le fonds de Pender a perdu plus de 40 % dans la chute « covidienne » de mars 2020, reconnaît David Barr.

Les titres qu’achète Tim McElvaine ne se retrouvent dans aucun secteur particulier, mais partagent une caractéristique fréquente: il les récupère quand tout le monde les fuit comme la peste. C’est un tel titre qu’il a trouvé récemment avec celui de CK Hutchison, un conglomérat de transport, de produits de beauté et de télécommunications dont le fondateur est le légendaire financier de Hong Kong Li Ka-Shing. Les investisseurs fuyaient ce titre ces derniers mois alors qu’ils abandonnaient la Chine en masse. Pourtant, fait ressortir Tim McElvaine, « seulement un quart de l’activité de l’entreprise tient à son commerce avec la Chine », le reste résidant aux États-Unis, en Europe, et même au Canada. Comme on peut s’y attendre, le titre de cette entreprise de portée mondiale, dotée d’un bilan et d’une gestion exemplaires et versant un dividende de 5,3 %, « se négocie autour de 40 % de sa valeur comptable avec un ratio cours-bénéfice à un seul chiffre ».

Difficile d’être plus « valeur »!